Выбрать главу

CHAPITRE VI

Nous avons reçu beaucoup de lettres, moi Cyrus Headley, boursier à Oxford, le Professeur Maracot, et même Bill Scanlan, depuis notre très remarquable aventure au fond de l’Atlantique. Je vous rappelle que nous avons pu effectuer, à trois cents kilomètres au sud-ouest des Canaries, une plongée sous-marine qui non seulement a entraîné une révision des opinions scientifiques sur la vie des grands fonds et les pressions, mais encore a établi la survivance d’une vieille civilisation dans des conditions incroyablement difficiles. Ces lettres réclamaient instamment des détails complémentaires. Je conviens que mon premier document était très superficiel ; il rend compte pourtant de la plupart des faits. Quelques-uns, je le reconnais, ont été passés sous silence : entre autres l’épisode sensationnel du Seigneur de la Face Noire. Pourquoi ? Parce que celui-ci notamment révélait certains faits et impliquait des conclusions d’une nature si extraordinaire que tous, nous avons été d’avis de n’en point faire état. Mais puisque la Science a maintenant admis nos résultats (et je puis ajouter : puisque la Société a admis ma femme) nous pouvons considérer comme établies notre sincérité et notre véracité ; nous pouvons donc rendre publique une histoire qui, trop tôt publiée, nous aurait aliéné la sympathie du public. Avant d’en venir à l’épisode lui-même, je voudrais vous y préparer par quelques évocations des mois admirables que nous avons passés dans la cité engloutie des Atlantes qui, au moyen de leurs cloches vitreuses, sont capables de se promener sur le fond de l’Océan avec la même facilité que les Londoniens que je vois déambuler de mes fenêtres du Hyde Park Hotel parmi des parterres de fleurs.

Tout au début, quand nous avons été sauvés par les Atlantes, après notre chute terrible, nous nous sommes trouvés dans une posture de prisonniers plutôt que d’hôtes. Je vais donc vous expliquer comment nos rapports se sont transformés, et comment, grâce au docteur Maracot, nous avons laissé là-bas une telle réputation que notre passage en Atlantide s’inscrira dans leurs annales comme une sorte de visitation céleste. Ils n’ont rien su de nos préparatifs de départ, car ils auraient tout fait pour nous retenir ; aussi la légende a-t-elle déjà dû se répandre que nous sommes retournés dans une sphère supérieure, en emmenant la fleur la plus douce et la plus adorable de leur race.

Voici dans l’ordre, quelques détails sur ce monde merveilleux ; nous terminerons par l’aventure suprême, qui laissera sur chacun de nous une trace indélébile : l’arrivée du Seigneur de la Face Noire. D’une certaine manière je regrette que nous ne soyons pas demeurés davantage dans le gouffre Maracot, car nous n’avons pas eu le temps d’en éclaircir tous les mystères. Comme nous nous étions mis à baragouiner leur langue, nous y serions infailliblement parvenus.

L’expérience avait enseigné à ce peuple ce qui était terrible et ce qui était inoffensif. Un jour, je m’en souviens, une alerte soudaine a été sonnée ; tous, nous nous sommes élancés sur le lit de l’Océan, enveloppés de nos cloches vitreuses, mais nous ignorions tout des motifs de cette alerte. Par contre, nous ne pouvions pas nous méprendre sur l’expression des visages qui nous entouraient : ils étaient hagards, horrifiés. Quand nous sommes arrivés sur la plaine, nous avons rencontré de nombreux mineurs grecs qui se hâtaient vers la porte de l’arche. Ils avaient couru si vite, ils étaient si épuisés qu’ils s’affalaient dans le limon ; nous avons alors compris que nous étions là pour sauver ces hommes fourbus et pour presser les traînards ; mais nous avions beau examiner nos compagnons : ils étaient sans armes. Quel était donc ce danger ?

Les mineurs avaient tous déserté la mine ; quand ils se sont trouvés à l’abri, nous avons regardé dans la direction d’où ils étaient venus. Nous n’avons vu que deux sortes de nuages verdâtres en tortillons, lumineux au centre, déchiquetés sur les bords, qui dérivaient plus qu’ils ne se déplaçaient vers nous. Quand les Atlantes les ont repérés, à huit cents mètres d’eux, ils ont été pris d’une panique folle et ils ont cogné de toutes leurs forces sur la porte pour rentrer le plus vite possible dans l’arche. Il était évidemment assez énervant de voir ces mystérieux phénomènes se rapprocher ! Les pompes ont fonctionné avec célérité et à notre tour nous nous sommes mis à l’abri. Sur le linteau de la porte une grande plaque de cristal transparent, de trois mètres de long et de quatre-vingts centimètres de large, était encastrée ; des lampes avaient été aménagées de telle sorte qu’elles projetaient au dehors l’éclat d’un phare. Plusieurs Atlantes sont montés sur des échelles disposées à dessein ; je les ai imités et nous avons regardé par cette fenêtre rudimentaire. Les bizarres cercles verts scintillants se sont immobilisés devant la porte. Les Atlantes qui étaient à côté de moi ont commencé à trembler de tous leurs membres. Puis l’un des monstres a fendu l’eau et s’est approché de notre fenêtre de cristal. Mes compagnons m’ont aussitôt tiré en bas, mais j’avoue ne pas m’être pressé et, du fait de ma négligence, une partie de ma tête n’a pas échappé à une influence maléfique certaine : j’arbore sur les cheveux une tache blanche qui ne s’est pas encore effacée.

Les Atlantes ont longtemps attendu avant d’oser ouvrir la porte ; finalement un éclaireur a été désigné ; avant qu’il sorte, tout le monde est venu lui serrer la main et lui administrer de grandes claques dans le dos comme s’il était un héros. Il est rentré nous dire que les monstres avaient disparu ; alors la joie a refleuri dans la communauté qui a eu tôt fait d’oublier cette étrange visite. Nous avons retenu le mot « Praxa », répété avec des intonations d’horreur ; c’était sûrement le nom de ces monstres. Une seule personne s’est déclarée ravie de l’incident : le professeur Maracot ; nous avons eu du mal à l’empêcher de sortir avec un petit filet et un pot en verre. Il a commenté la chose en ces termes : « Une nouvelle forme de vie, partiellement organique, partiellement gazeuse, mais intelligente ». Scanlan en a donné une définition moins scientifique : « Un phénomène sorti de l’enfer ».

Le surlendemain, nous sommes sortis pour ce que nous appelions une partie de pêche aux crevettes. Entendez par là que nous nous promenions parmi le feuillage des grands fonds et que nous capturions dans des filets à manche des échantillons de petits poissons. En furetant à droite et à gauche nous sommes tombés sur le cadavre d’un mineur ; l’infortuné avait sans doute été surpris dans sa fuite par les monstres. Sa cloche vitreuse était en miettes. Ces monstres disposaient donc d’une force exceptionnelle, car cette substance vitreuse est extrêmement résistante, comme vous avez pu vous en rendre compte quand vous avez voulu prendre connaissance de mes premiers documents. Les yeux du mineur avaient été arrachés ; à part cela, il ne présentait aucune trace de blessure.

— Un gourmet ! a déclaré le Professeur. Il y a en Nouvelle-Zélande un perroquet-faucon qui tue les agneaux pour leur retirer un morceau spécial de graisse au-dessus du rein. Ici, notre monstre a tué cet homme pour ses yeux. Dans les cieux et dans les eaux, la nature ne connaît qu’une loi, et elle est, hélas, d’une cruauté impitoyable.

Les exemples de cette loi cruelle ne nous ont pas manqué, au sein de l’Océan. Je me rappelle notamment qu’à plusieurs reprises nous avions observé un curieux sillon sur la molle boue bathybienne, comme si on y avait roulé un tonneau. Nous l’avons montré aux Atlantes, et nous avons essayé d’obtenir d’eux une description de l’animal en cause. Pour le nommer, nos amis ont fait entendre quelques-uns de ces clappements de langue si caractéristiques de leur langage, et que ne peuvent reproduire ni l’alphabet européen ni un langage européen. Krixchok est peut-être ce qui s’en rapprocherait le mieux. Mais pour une description précise, nous avons utilisé le procédé par lequel les Atlantes projetaient une vision claire de l’objet de leurs pensées. Ils nous ont alors montré l’image d’une bête marine très étrange que le Professeur n’a pu que définir que comme une gigantesque limace de mer. De grande taille, elle avait la forme d’une saucisse, des yeux sur des pédoncules, un épais revêtement de poils rudes ou de piquants. En nous montrant son image, nos amis nous ont exprimé par gestes une répulsion et une horreur intenses.