Ce portrait, comme pouvaient le supposer tous ceux qui connaissaient Maracot, n’a servi qu’à enflammer sa passion scientifique, et à accroître son désir de déterminer l’espèce et le genre exacts du monstre inconnu. Je n’ai donc pas été surpris quand, au cours de notre excursion suivante, je l’ai vu s’arrêter à l’endroit où nous avions repéré les traces de la limace sur le limon, puis se diriger délibérément vers le chaos d’algues et de rocs basaltiques où elle devait se dissimuler. À partir du moment où nous avons quitté la plaine, les traces ont cessé, bien entendu ; mais nous avons aperçu une sorte de couloir naturel entre les rocs : sans doute menait-il au repaire du monstre. Nous étions tous les trois armés de l’épieu que portaient généralement les Atlantes ; mais le mien me paraissait bien frêle pour affronter un danger nouveau. Le Professeur s’est néanmoins engagé dans le couloir ; il ne nous restait plus qu’à le suivre.
La gorge grimpait raide ; elle était encadrée par d’énormes entassements de débris volcaniques que drapaient diverses formes de laminaires noires et rouges qui poussent à profusion dans les grands fonds. Ces plantes fourmillaient de centaines d’ascidies et d’échinodermes richement chamarrés, de crustacés et de diverses formes inférieures de la vie reptilienne. Nous progressions avec lenteur, car il n’est jamais facile de marcher au fond de l’Océan, et la côte nous essoufflait. Brusquement, nous avons vu le monstre que nous chassions ; le spectacle qu’il nous offrait n’avait rien de rassurant.
Il était à demi sorti d’une cuvette dans un tas basaltique, exposant à peu près un mètre cinquante de son corps poilu ; ses yeux, larges comme des soucoupes, luisants comme des agates jaunâtres, tournaient doucement sur leurs longs pédoncules parce qu’il nous avait entendus approcher. Il a commencé à se déplier pour sortir de son repaire, en agitant son long corps à la manière d’une chenille. Il a dressé sa tête à un bon mètre au-dessus des rochers, comme pour mieux nous regarder ; j’ai alors remarqué qu’il portait de chaque côté du cou quelque chose qui ressemblait à des semelles de sandales de tennis : même couleur, même taille, même aspect rayé. Je me demandais ce que c’était ; mais nous n’avons pas tardé à apprendre objectivement leur utilité.
Le Professeur s’était raidi, son épieu pointé en avant et le visage plein d’une résolution virile. L’espoir de capturer un spécimen rare avait balayé toute appréhension. Scanlan et moi n’étions pas du tout aussi assurés ; mais nous ne pouvions pas abandonner notre vieux chef ; nous nous sommes donc plantés à côté de lui. Le monstre, après nous avoir contemplés un bon moment, s’est mis en demeure de descendre la côte ; se frayant gauchement son chemin parmi les rocs il levait de temps à autre ses yeux sur pédoncules pour voir ce que nous faisions. Il venait si lentement à notre rencontre que nous avons éprouvé un sentiment réconfortant de sécurité : sans aucun doute, nous serions capables de le battre à la course. Et néanmoins, mais nous l’ignorions, nous étions à deux doigts de la mort.
La suite est sûrement l’œuvre de la Providence. Le monstre s’avançait avec lourdeur ; il pouvait être à soixante mètres de nous quand un très gros poisson est sorti de la jungle d’herbes et a voulu traverser la gorge. Nageant sans hâte, il se trouvait à mi-chemin entre le monstre et nous quand brusquement il a été secoué par un bond convulsif, s’est retourné le ventre en l’air et est tombé mort au fond du ravin. Au même instant, nous avons ressenti tous les trois un picotement extraordinaire et fort désagréable dans tout le corps, tandis que nos genoux fléchissaient. Le vieux Maracot, aussi perspicace qu’audacieux, a immédiatement compris de quoi il retournait, et qu’il valait mieux renoncer à notre chasse. Nous avions en face de nous un monstre qui diffusait des ondes électriques capables de tuer sa proie, et nos épieux auraient été aussi vains contre lui que contre une mitrailleuse. Si nous n’avions pas eu la chance que le poisson eût reçu sa première décharge, nous aurions attendu qu’il fût assez près pour décharger toutes ses batteries, et nous aurions proprement péri. Sans perdre un moment, nous avons fait demi-tour, bien décidés à laisser dorénavant en paix ce ver de mer électrique géant.
Tels étaient quelques-uns des plus terribles dangers des grands fonds. Il y en avait encore un autre, le petit hydrops noir féroce, pour reprendre le nom que lui a attribué le Professeur. C’était un poisson rouge à peine plus gros qu’un hareng ; il avait une grande bouche et des dents formidables ; ordinairement il était inoffensif ; mais le moindre sang répandu l’attirait aussitôt, et le blessé était alors impuissant à se dégager d’un essaim de ces petites bêtes qui littéralement le déchiquetaient. Une fois, aux mines de houille, nous avons assisté à un spectacle horrible : un travailleur avait eu la malchance de se couper à la main ; en quelques instants, surgissant de toutes parts, des milliers de petits poissons rouges affluaient vers lui ; il avait beau se débattre, et ses compagnons épouvantés tenter de les repousser à coups de pics et de pioches, la moitié inférieure de son corps, que ne protégeait pas la cloche vitreuse, a été réduite en poussière sous nos yeux, en plein milieu de ce nuage vivant qui l’avait assailli. Il n’a pas fallu plus d’une minute pour que cet homme devienne une masse rouge avec des os blancs. Pas plus d’une minute encore pour qu’il ne lui reste plus que les os au-dessous de la ceinture et pour que la moitié d’un squelette dûment curé repose au fond de la mer. Cette scène a été si épouvantable que nous en avons été malades ; Scanlan l’endurci s’est évanoui pour de bon, et nous avons eu du mal pour le ramener dans l’arche.
Mais nous n’avons pas vu que des spectacles horribles. Je garde le souvenir d’une vision que ma mémoire n’oubliera jamais. Nous étions toujours ravis de partir en promenade, tantôt avec les Atlantes, tantôt tout seuls. Pendant que nous traversions une partie de la plaine que nous connaissions bien, nous nous sommes aperçus, à notre vif étonnement, qu’une grande plaque de sable jaune clair, qui avait bien deux mille mètres carrés de superficie, s’était déposée ou découverte depuis notre dernier passage. Nous nous demandions quel courant sous-marin, ou quel mouvement sismique l’avait apportée, quand nous avons eu la surprise de la voir se lever et se mettre à nager avec de lentes ondulations. Elle était si grande qu’il lui fallut une bonne minute pour défiler entièrement au-dessus de nos têtes. C’était un poisson plat géant, assez semblable, nous a déclaré le Professeur, à nos petites limandes, mais qui avait atteint cette taille énorme par l’absorption des produits des dépôts bathybiens. Elle a disparu dans l’obscurité ; nous ne l’avons jamais revue.
Un autre phénomène des grands fonds marins était a priori assez surprenant : je veux parler des tornades. Elles étaient fréquentes. Sans doute sont-elles causées par l’arrivée périodique de puissants courants sous-marins qui déferlent sans avertissement et ont des effets terribles quand leur passage se prolonge : ils provoquent autant de dégâts qu’une violente tempête sur la terre. Sans leurs visites brutales, les grands fonds auraient été victimes de la putréfaction et de la stagnation que procure l’immobilité absolue. Excellent en soi, ce procédé de la nature n’en était pas moins alarmant dans son exécution.