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La première fois que je me suis trouvé pris dans un cyclone d’eau, j’étais sorti avec Mona, cette très chère jeune fille dont j’ai parlé. Un très joli tertre surchargé d’algues aux mille couleurs était situé à quinze cents mètres du refuge ; c’était le jardin très particulier de Mona. Elle l’aimait beaucoup, et elle m’avait emmené ce jour-là pour le visiter ; pendant qu’elle m’en faisait les honneurs, la tempête a éclaté. Le courant qui a subitement déferlé sur nous était si fort que nous n’avons été sauvés de la noyade qu’en allant nous réfugier derrière des rochers faisant fonction de brise-lames. J’ai remarqué que l’eau du courant était chaude, d’une chaleur presque insupportable, ce qui prouve l’origine volcanique de ces désordres qui ne sont en quelque sorte que l’écho amorti d’un bouleversement sous-marin situé à une grande distance dans le lit de l’Océan. La boue de la grande plaine était arrachée et soulevée en l’air par le flux ; un nuage épais de matière en suspension dans l’eau obscurcissait la lumière. Trouver notre chemin pour rentrer était impossible : nous avions complètement perdu toute orientation, de plus nous aurions été incapables de nous déplacer à contre-courant. Comble de malchance : un poids croissant sur la poitrine et des difficultés pour respirer m’ont bientôt averti que notre provision d’oxygène touchait à sa fin.

C’est à de tels instants, quand on se trouve au seuil de la mort, que les grandes passions primitives émergent et submergent toutes les émotions inférieures. J’ai donc su en cette minute que j’aimais ma gentille camarade, que je l’aimais de tout mon cœur, de toute mon âme, que je l’aimais d’un amour enraciné au plus profond de moi-même. Quelle chose étrange que cet amour-là ! Comment l’analyserait-on ? Je ne l’aimais pas pour son visage ou sa silhouette, pourtant adorables. Je ne l’aimais pas pour sa voix, bien qu’elle eût la voix la plus mélodieuse que j’eusse jamais entendue. Je ne l’aimais pas pour notre communion mentale, puisque je ne connaissais de ses pensées que ce que m’en traduisait sa physionomie expressive et mobile. Non, il y avait quelque chose dans l’eau de ses yeux noirs et rêveurs, quelque chose aussi dans le fond de son âme et de la mienne qui nous liait pour la vie. J’ai placé sa main entre mes mains, et j’ai lu sur son visage que mes pensées, mes sentiments avaient en elle leur prolongement naturel, qu’ils s’épanouissaient dans son esprit réceptif et coloraient ses joues mates. Je sentais qu’elle n’aurait pas eu peur de mourir à côté de moi : cette idée a fait battre mon cœur plus vite et plus fort.

Mais nous ne devions pas mourir ce jour-là. N’allez pas croire que nos cloches étaient absolument imperméables aux sons : certaines vibrations de l’air les pénétraient, ou du moins leur choc sur la substance vitreuse déclenchait à l’intérieur des vibrations similaires. Nous avons entendu au loin des coups de gong. Je me demandais ce que ce bruit signifiait ; mais Mona n’a pas hésité. Laissant encore sa main dans les miennes, elle s’est levée et, après avoir écouté attentivement, elle s’est pliée en deux et a commencé à marcher contre la tempête. C’était une course contre la mort, car de minute en minute l’oppression sur ma poitrine devenait de plus en plus intolérable. J’ai vu ses chers yeux plonger anxieusement dans mes yeux, et je l’ai suivie en titubant. Ses traits, ses gestes m’indiquaient que sa provision d’oxygène était moins épuisée que la mienne. J’ai tenu jusqu’à la limite de mes forces ; puis tout s’est mis à tourner autour de moi ; j’ai tendu les bras et je suis tombé évanoui sur le lit de l’Océan.

Quand j’ai repris connaissance, j’étais couché sur mon propre lit à l’intérieur de l’arche. Le vénérable prêtre en robe jaune était à mon chevet, avec une fiole à la main. Maracot et Scanlan, consternés, étaient penchés au-dessus de moi, tandis que Mona agenouillée au pied du lit me dédiait l’expression de sa tendresse angoissée. La courageuse jeune fille avait couru jusqu’à la porte de l’arche, d’où l’on battait habituellement un grand gong pour guider les promeneurs surpris par la tempête. Là, elle avait expliqué ma situation et avait guidé un groupe de sauveteurs auxquels mes deux compagnons s’étaient joints ; ils m’avaient ramené en me transportant à bras. Quoi que je fasse plus tard, ce sera Mona qui l’aura accompli, puisqu’elle m’a fait cadeau de cette vie.

À présent que par miracle elle est devenue ma femme dans le monde des hommes sous le soleil, il est étrange de réfléchir au fait que mon amour me commandait de demeurer dans les profondeurs de l’Océan tant qu’elle serait tout mon bien. Pendant longtemps je n’ai pas pu comprendre la nature du lien intime et si profond qui nous réunissait, et qu’elle ressentait, je le voyais bien, aussi fortement que moi. C’est Scarpa, son père, qui m’a fourni une explication aussi imprévue que satisfaisante.

Il avait souri avec gentillesse devant notre roman. Souri avec l’air indulgent, à demi amusé de quelqu’un qui voit survenir ce qu’il attendait. Un jour il nous a pris à part, et il nous a emmenés dans sa propre chambre où était disposé l’écran d’argent sur lequel ses pensées et son savoir pouvaient se réfléchir. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je n’oublierai jamais ce qu’il m’a montré. Mona non plus. Assis côte à côte, la main dans la main, nous avons assisté dans une sorte d’enchantement au défilé des images formées et diffusées par cette mémoire raciale du passé que possèdent les Atlantes.

Une péninsule rocheuse pointait dans un bel Océan bleu. Peut-être ne vous ai-je pas dit que, dans leurs films de pensées, la couleur apparaissait aussi exactement que les formes ? Sur cette avancée donc, il y avait une maison pittoresque d’autrefois : toit rouge, murs blancs, spacieuse, magnifique. Elle était au centre d’un bois de palmiers. Ce bois devait abriter un camp, car nous apercevions des tentes blanches et, par instants, un scintillement d’armes comme si une sentinelle montait la garde. Du bois est sorti un homme d’âge moyen, revêtu d’une cotte de mailles, le bras ceint d’un léger écu rond ; dans l’autre main il tenait une épée ou un javelot. Il a regardé de notre côté, et j’ai tout de suite vu qu’il appartenait à la race des Atlantes. En vérité il aurait pu être le frère jumeau de Scarpa, à cela près qu’il avait le visage rude et menaçant. Un brutal, pas brutal par ignorance, mais brutal par tempérament et par nature. S’il s’agissait là d’une précédente incarnation de Scarpa (et par ses gestes il semblait vouloir nous faire comprendre qu’il en était réellement ainsi) il s’était grandement élevé depuis lors, par l’âme sinon par l’esprit.

Pendant qu’il se rapprochait de la maison, nous avons vu sur l’écran qu’une jeune femme en sortait pour aller à sa rencontre. Elle était habillée comme les Grecques d’autrefois, dans ce long vêtement blanc collant qui est bien le plus simple mais le plus beau et le plus distingué qu’une femme ait jamais conçu. En avançant vers l’homme, son attitude était toute de soumission et de respect : l’attitude d’une fille de devoir envers son père. Il l’a cependant repoussée sauvagement, et il a levé une main comme s’il voulait la frapper. Quand elle a reculé devant lui, le soleil a éclairé son joli visage couvert de larmes : c’était ma Mona.

L’écran s’est brouillé. Un instant plus tard un autre décor est apparu : une petite baie entre des rochers ; elle devait faire partie de la péninsule que j’avais déjà vue. Un bateau de forme bizarre, aux extrémités hautes et pointues, était au premier plan. Il faisait nuit, mais la lune brillait sur l’eau. Les étoiles familières scintillaient dans le ciel. Lentement, avec précautions, le bateau s’est rapproché du rivage. Deux rameurs étaient à bord, plus un homme enveloppé d’une cape sombre. Il s’est dressé pour jeter des regards anxieux autour de lui. J’ai vu sa figure pâle et ardente au clair de lune. Je n’ai pas eu besoin de l’étreinte convulsive de Mona ni de l’exclamation de Scarpa pour m’expliquer le frisson qui m’a secoué. L’homme, c’était moi.