Oui, moi, Cyrus Headley, aujourd’hui de New York et d’Oxford. Moi, le plus récent produit de la culture moderne, j’avais déjà participé à cette puissante civilisation antique. Je comprenais maintenant pourquoi plusieurs symboles et hiéroglyphes que j’avais vus autour de moi m’avaient donné une impression de déjà vu. À différentes reprises je m’étais aperçu que je ressemblais à un homme faisant effort sur sa mémoire parce que se sentant au bord d’une grande découverte qui l’attendait constamment mais qui se maintiendrait toujours hors d’atteinte. Et maintenant, je comprenais aussi le frémissement de toute mon âme que j’avais éprouvé quand mes yeux avaient rencontré ceux de Mona. Tout cela provenait des profondeurs de mon subconscient où flânaient encore les souvenirs de douze mille années.
Le bateau avait accosté ; une silhouette blanche avait surgi, était sortie des buissons. Je lui ai tendu les bras, je l’ai soulevée, transportée dans le bateau. Et puis une alarme soudaine m’a envahi. Avec des gestes frénétiques j’ai ordonné aux rameurs de quitter le rivage. Trop tard ! Des hommes ont à leur tour émergé des buissons. Des mains furieuses se sont cramponnées au flanc du bateau. J’ai tenté de leur faire lâcher prise. Une hache a brillé en l’air et s’est abattue sur ma tête. Je suis tombé mort sur la jeune fille, en inondant sa robe de mon sang. Je l’ai vue qui hurlait, j’ai vu ses yeux sauvages, sa bouche ouverte ; et j’ai vu son père qui la tirait par les cheveux de dessous mon cadavre. Sur cette vision le rideau est tombé.
Pas pour longtemps. Une nouvelle image a animé l’écran : l’intérieur de l’arche du refuge qu’avait construite le sage Atlante pour servir d’abri le jour du malheur (la maison même où nous étions). J’ai vu ses habitants terrifiés au moment de la catastrophe. J’ai alors revu ma Mona ; et j’ai revu aussi son père qui, devenu plus sage et meilleur, avait trouvé place parmi les élus qui allaient être sauvés. Nous avons vu le grand hall tanguer comme un navire dans la tempête, les malheureux réfugiés s’accrocher aux colonnes ou tomber par terre. Et puis nous avons vu une embardée et la chute à travers les vagues. Une fois de plus la lumière s’est estompée, et Scarpa s’est tourné vers nous en souriant pour nous indiquer que tout était fini.
Oui, nous avions vécu des vies antérieures, Scarpa, Mona et moi. Peut-être revivrons-nous encore une fois, pour agir et réagir sur la longue chaîne de nos existences. J’étais mort dans le monde d’en-haut ; mes propres réincarnations avaient donc eu lieu sur la terre. Scarpa et Mona étaient morts au fond de la mer ; voilà pourquoi leur destinée cosmique s’était poursuivie sous les eaux. Pendant un moment un coin du voile obscur de la nature s’était soulevé, et un rapide éclair de vérité avait surgi parmi les mystères qui nous environnaient. Chaque vie n’est qu’un chapitre d’une histoire que Dieu a conçue. On ne pourra juger de sa justice ou de sa sagesse que le jour suprême où, du haut d’une cime de connaissance, on regardera en arrière et on verra enfin la cause et les effets, l’action et la réaction, tout au long des longues chroniques du Temps.
Ce nouveau lien de parenté, si délicieux, nous a peut-être sauvés un peu plus tard, quand a éclaté la seule grave querelle qui nous ait opposés à la communauté au sein de laquelle nous vivions. En fait, les choses auraient probablement très mal tourné pour nous, si une affaire beaucoup plus importante n’avait accaparé l’attention générale, et ne nous avait permis de remonter très haut dans l’estime des Atlantes.
Un matin, si l’on peut employer ce terme alors que les heures du jour n’étaient clairement définies que par nos occupations, le Professeur et moi étions assis dans notre grande chambre commune. Il en avait équipé un coin en laboratoire, et il disséquait un gastrostomus qu’il avait pris la veille au filet. Sur sa table s’étalaient en grand désordre des amphipodes, des copépodes et quantité d’autres petites créatures dont l’odeur était beaucoup moins agréable que leur apparence. Installé auprès de lui, j’étudiais une grammaire atlante, car nos amis disposaient de nombreux livres imprimés de droite à gauche sur une matière que j’avais d’abord prise pour du parchemin mais qui était en réalité de la vessie de poisson pressée et conservée. Je cherchais à posséder la clef qui m’ouvrirait toute leur science ; je consacrais donc beaucoup de temps à l’étude de leur alphabet et des éléments de leur langage.
Nos occupations pacifiques se sont trouvées compromises par l’irruption d’une étrange procession. En tête venait Bill Scanlan, très rouge et très excité ; sous un bras il tenait, à notre stupéfaction, un bébé aussi dodu que bruyant. Derrière lui courait Berbrix, l’ingénieur qui avait aidé Scanlan à construire un poste de radio ; c’était un gros Atlante habituellement jovial, mais il était défiguré par le chagrin. Enfin suivait une femme dont les cheveux filasse et les yeux bleus montraient qu’elle n’était pas une Atlante, mais une fille de la race esclave dont l’origine nous semblait être grecque.
– Écoutez-moi, patron ! a crié Scanlan. Ce Berbrix, qui est un type régulier, va écoper, ainsi que ce jupon avec qui il s’est marié. J’estime que nous avons le droit de veiller à ce qu’on leur rende justice, Pour autant que j’aie compris, cette femme est ici ce qu’un nègre est dans le Sud, et il a fait une bêtise quand il a voulu l’épouser ; mais après tout, c’est son affaire et cela ne nous regarde pas.
— Naturellement, cela ne regarde que lui, ai-je répondu. Quelle mouche vous a piqué, Scanlan ?
— Une drôle de mouche, patron ! Un bébé est né de ce mariage. Or il paraît que les gens d’ici ne veulent pas de sangs mêlés ; les prêtres sont aux cent coups : ils sont décidés à offrir ce bébé à la statue d’en bas. Le chef au grand pif s’était emparé du bébé et filait déjà, quand Berbrix le lui a repris, et moi je l’ai un peu bousculé, si bien que toute la meute est à nos trousses, et …
Scanlan n’a pas pu compléter son explication : notre porte s’est brusquement ouverte, et plusieurs serviteurs du temple se sont précipités chez nous. Derrière eux, farouche et austère, est apparu le formidable grand-prêtre au grand nez. Il a fait un geste ; ses serviteurs se sont élancés pour se saisir de l’enfant. Ils se sont immobilisés toutefois, quand ils ont vu Scanlan déposer le bébé parmi les spécimens du docteur Maracot et ramasser un épieu avec lequel il a fait front. Les assaillants ayant tiré leurs couteaux, j’ai empoigné moi aussi un épieu et j’ai couru au secours de Scanlan ; Berbrix m’avait imité. Nous étions si menaçants que les serviteurs du temple ont reculé. Nous nous trouvions dans une impasse.
— Monsieur Headley, mon bon Monsieur, vous parlez un peu de leur idiome ! m’a crié Scanlan. Dites-leur qu’ici on n’a pas l’habitude de se laisser cambrioler. Dites-leur qu’on ne donne pas de bébés ce matin, non, merci ! Dites-leur que s’ils approchent, nous mettrons leur cabane à l’envers … Là ! Vous l’avez voulu, vous en avez eu pour votre argent ! Je vous souhaite beaucoup de plaisir !
Les dernières phrases de Scanlan visaient l’un des serviteurs qui avait voulu nous tourner et qui avait levé son couteau pour poignarder Scanlan : Maracot avait bondi et avait plongé son scalpel de dissection dans le bras de l’assassin manqué. Celui-ci s’est mis à hurler, à gigoter de frayeur et de douleur ; mais ses compagnons, excités par le grand-prêtre, allaient se lancer à l’assaut. Le Ciel sait ce qui serait advenu si Manda et Mona n’étaient entrés dans notre chambre. Stupéfait, le chef a posé au grand-prêtre un certain nombre de questions passionnées. Mona s’était placée à côté de moi : une inspiration heureuse m’a incité à prendre le bébé et à le lui remettre : sitôt dans ses bras, il s’est mis à gazouiller de béatitude.