Le front de Manda s’était assombri ; il était visiblement embarrassé. Il a commencé par renvoyer le grand-prêtre et ses acolytes dans leur temple ; puis il s’est lancé dans une longue explication dont je n’ai pu traduire qu’une partie à mes compagnons.
— Il faut que vous abandonniez l’enfant, ai-je dit à Scanlan.
— L’abandonner ? Non, Monsieur. Rien à faire !
— Cette jeune fille va prendre en charge la mère et l’enfant.
— C’est différent ! Si Mademoiselle Mona s’en occupe, ça va. Mais si ce gredin de grand-prêtre …
— Non. Il ne pourra pas intervenir. L’affaire sera tranchée par le Conseil. Elle est très grave, car Manda m’a dit que le grand-prêtre était dans la limite de ses droits ; il s’agit d’une ancienne coutume de la nation. Manda prétend qu’ils ne pourraient jamais distinguer entre la race supérieure et la race inférieure s’il y avait toutes sortes d’intermédiaires. Quand des enfants naissent d’un Atlante et d’une Grecque, ils doivent mourir. Telle est la loi.
— Oui ? Hé bien, moi je vous assure que le bébé ne mourra pas !
— J’espère que non. Il m’a dit qu’il tenterait l’impossible devant le Conseil. Le Conseil ne se réunira pas avant huit ou quinze jours. Jusque-là il sera en sécurité, et qui sait ce qui peut se produire entre temps ?
Oui, et qui savait ce qui pourrait se produire ? Qui même aurait imaginé ce qui allait réellement se produire, ce que je garde pour le chapitre suivant de nos aventures ?
CHAPITRE VII
J’ai déjà indiqué qu’à une courte distance de l’arche des Atlantes, s’étendaient les ruines de la grande capitale de l’Atlantide. J’ai aussi relaté notre visite, sous nos cloches vitreuses ; mais comment traduire l’impression produite par ces immenses colonnes sculptées et ces bâtiments démesurés, gisant dans le silence et dans la lumière grise phosphorescente des profondeurs bathybiennes qui ne connaissaient d’autres mouvements que le lent balancement des frondes géantes sous l’action des courants, ou le volètement des ombres des grands poissons ? C’était l’une de nos excursions favorites ; guidés par notre ami Manda, nous avons passé bien des heures à examiner l’architecture étrange et les autres vestiges de cette civilisation disparue qui avait été, sur le plan des connaissances pratiques, bien en avance sur la nôtre.
J’ai dit : connaissances pratiques. Mais nous avons eu bientôt la preuve que sur le plan de la culture spirituelle un vaste abîme les séparait de nous. La leçon à tirer de leur essor et de leur déclin est que le plus grand danger que court un État se déclare lorsque l’esprit y distance l’âme. Il a détruit cette vieille civilisation ; il pourrait aussi bien ruiner la nôtre.
Nous avions remarqué que dans une partie de l’ancienne cité, un grand bâtiment avait dû être situé sur une colline, car il était encore surélevé par rapport au niveau général. Un long escalier de larges marches en marbre noir y donnait accès ; ce matériau avait été également utilisé pour la construction de presque tout l’édifice ; mais d’affreux champignons jaunes, véritable masse lépreuse, pendaient maintenant des corniches et de toutes les parties saillantes. Au-dessous de la porte principale une terrible tête de Méduse crachait des serpents ; ce même symbole se répétait sur les murs. À plusieurs reprises nous avions voulu explorer ce bâtiment, mais chaque fois notre ami Manda avait manifesté, un trouble extrême, et à grand renfort de gestes il nous avait suppliés de ne pas entrer. Nous ne pouvions que déférer à ses désirs, et cependant nous étions dévorés de curiosité. Un matin, Bill Scanlan et moi avons tenu un conseil de guerre.
– Écoutez-moi, patron, m’a-t-il dit. Il y a là quelque chose que ce type ne veut pas nous montrer ; mais plus il le cache et plus j’ai envie de le voir. Nous n’avons plus besoin de guides pour sortir. Je pense que nous pourrions mettre nos chapeaux de verre et aller nous promener par là comme n’importe quel citoyen. Nous explorerons le coin.
— Pourquoi pas ? …
J’étais aussi impatient que Scanlan. Mais le docteur Maracot étant entré sur ces entrefaites, je me suis tourné vers lui.
— … Voyez-vous une objection quelconque, Monsieur ? Peut-être voudriez-vous nous accompagner et élucider l’énigme du Palais du Marbre Noir ?
— Qui pourrait s’appeler aussi bien le Palais de la Magie Noire, m’a-t-il répondu. Avez-vous entendu parler du Seigneur de la Face Noire ? …
J’ai avoué que non. Je ne sais plus si j’ai déjà précisé que le Professeur était un spécialiste des religions comparées et des anciennes croyances primitives. La lointaine Atlantide n’avait pas échappé à son appétit de savoir.
— … C’est par le truchement de l’Égypte que nous avons appris quelque chose sur l’Atlantide, m’a-t-il expliqué. Ce que les prêtres du temple de Saïs ont dit à Solon est le noyau solide autour duquel s’est agglutiné le reste, moitié réalité, moitié fiction.
— Et qu’ont raconté ces saints prêtres ? a interrogé Scanlan.
— Oh, pas mal de choses ! Mais entre autres, ils ont transmis une légende sur le Seigneur de la Face Noire. Je ne peux pas m’empêcher de faire un rapprochement : n’aurait-il pas été le maître du Palais de Marbre Noir ? Certains assurent qu’il y a eu plusieurs Seigneurs de la Face Noire ; un au moins a laissé un souvenir durable.
— Quelle espèce de canard était-il ? a demandé Scanlan.
— Hé bien, d’après ce qu’on en a dit, il était plus qu’un homme, tant par ses pouvoirs que par sa méchanceté. En réalité, ce serait à cause de la corruption dont il avait contaminé le peuple, que tout le pays a été détruit.
— Comme Sodome et Gomorrhe.
— Exactement. Tout se passe comme si à partir d’un certain point, il devenait impossible d’aller plus loin. La patience de la nature est épuisée, et il ne reste qu’une solution : tout démolir et tout recommencer. Cette créature, que l’on peut difficilement appeler un homme, a trafiqué dans des sciences profanes pour acquérir des pouvoirs magiques extraordinaires qu’il a utilisés pour des fins mauvaises. Telle est la légende du Seigneur de la Face Noire. Elle expliquerait pourquoi sa demeure est encore pour ces pauvres gens un sujet d’abomination et d’horreur, et pourquoi ils ne tiennent pas à ce que nous en approchions.
— Voilà qui ajoute à mon envie d’y aller ! me suis-je écrié.
– À moi aussi ! a ajouté Bill.
— J’avoue, a dit le Professeur, que je serais très intéressé si je pouvais la visiter. Je ne pense pas que nos hôtes si complaisants nous reprocheraient une petite exploration privée, du moment que leurs superstitions les empêchent de nous accompagner. Nous n’aurons qu’à saisir la première occasion.
Il a fallu laisser passer plusieurs jours, car notre petite communauté vivait dans une intimité qui interdisait tout secret. Mais un matin, un rite religieux a réuni tous les Atlantes. Bien entendu nous en avons profité et, après avoir rassuré les deux gardiens qui actionnaient les pompes du hall, nous nous sommes trouvés seuls sur le lit de l’Océan et en route pour la vieille ville. Dans l’eau salée, la progression est lente, et la moindre des promenades fatigante. Toutefois nous n’avons pas mis une heure pour arriver devant la grande porte de ce palais du mal.