Il était beaucoup mieux conservé que les autres bâtiments de la cité ; le marbre extérieur n’était pas abîmé ; à l’intérieur, par contre, les meubles et les tentures avaient cruellement souffert. D’autre part, la nature avait prodigué au palais toutes sortes de décorations horribles. Par lui-même l’endroit était déjà sinistre ; mais dans les recoins ombreux se tapissaient des polypiers et d’affreuses bêtes qui semblaient surgir d’un cauchemar. Je me rappelle une énorme limace de mer pourpre répandue à de multiples exemplaires, et de gros poissons plats et noirs, posés sur le plancher comme des nattes, et dotés de longues tentacules vibrantes aux extrémités rouge feu. Nous étions obligés d’avancer avec précaution, car tout le bâtiment était rempli de monstres qui pouvaient fort bien se révéler aussi venimeux qu’ils en avaient l’air.
Sur les couloirs somptueusement décorés, ouvraient de petites chambres latérales ; mais le centre de l’édifice était occupé par une salle magnifique qui, au temps de sa splendeur, avait dû être l’une des salles les plus belles que des mains d’hommes aient édifiées. Dans cette lumière détestable, nous n’apercevions ni le plafond ni tous les murs ; mais en faisant le tour, nous avons pu apprécier grâce à nos lampes électriques ses proportions grandioses et la richesse de ses ornements. Ces ornements étaient des statues et des bas-reliefs, sculptés avec un art absolument parfait, mais atroces ou révoltants par la nature des sujets traités. Tout ce que l’esprit humain le plus dépravé pouvait concevoir en fait de cruauté sadique ou de luxure bestiale était étalé sur les murs. Des images monstrueuses et des créations abominables de l’imagination se profilaient de tous côtés dans l’ombre. Si jamais un temple a été érigé en l’honneur du diable, il l’a été là. D’ailleurs le diable lui-même était présent : au fond de la salle, sous un dais de métal décoloré qui avait pu être de l’or et sur un trône élevé en marbre rouge, une divinité était assise : véritable personnification du mal, sauvage, impitoyable, menaçante, taillée sur les mesures du Baal que nous avions vu dans l’arche, mais infiniment plus répugnante. La splendide vigueur de cette terrible image de marbre avait de quoi fasciner. Pendant que nous promenions sur elle les faisceaux lumineux de nos lampes et que nous méditions, nous avons brusquement sursauté : derrière nous venait d’éclater un rire humain, ironique et bruyant.
Nous avions la tête enserrée sous nos cloches vitreuses ! nous ne pouvions guère entendre ni proférer des sons. Et cependant nous avions tous les trois perçu ce rire satanique aussi distinctement que si nous avions eu l’ouïe libre. Nous nous sommes retournés d’un même élan, et la stupéfaction nous a cloués sur place.
Adossé contre une colonne de la salle, un homme avait croisé les bras sur sa poitrine, et ses yeux méchants nous observaient de façon menaçante. J’ai dit : un homme. En réalité il ne ressemblait pas à un homme normal ; d’ailleurs le fait qu’il respirait et parlait comme aucun homme n’aurait pu respirer ou parler au fond de la mer, et que sa voix portait là où aucune voix humaine n’aurait pu porter, nous confirmait qu’il était très différent de nous-mêmes. Physiquement c’était un être magnifique ; il ne mesurait pas moins de deux mètres quinze, et il était bâti comme un athlète complet ; nous le constations d’autant mieux qu’il portait un costume très collant, apparemment en cuir noir glacé. Il avait le visage d’une statue de bronze : cette statue aurait été le chef-d’œuvre d’un sculpteur s’il avait cherché à représenter toute la force et aussi tout le mal que peut exprimer une figure humaine. Cette face n’était ni bouffie ni sensuelle ; de tels défauts auraient en effet signifié une certaine faiblesse, et la faiblesse n’aurait pas été à sa place sur cette face-là. Au contraire, elle était extraordinairement ferme, bien découpée, avec un nez en bec d’aigle, des sourcils noirs hérissés, et des yeux sombres où couvait un feu qui pouvait s’embraser d’une méchanceté impitoyable. C’étaient ses yeux et sa bouche cruelle, droite, dure, scellée comme le destin, qui lui donnaient un air terrifiant. Quand on le détaillait, on sentait que, tout beau qu’il fût, il n’en était pas moins intrinsèquement mauvais jusque dans la moëlle des os, que son regard était une menace, son sourire un ricanement, son rire une raillerie.
— Hé bien, Messieurs, nous a-t-il dit en excellent anglais et d’une voix aussi audible que si nous étions de retour sur la terre, vous avez été les héros d’une aventure exceptionnelle, et vous vous préparez à en vivre une autre encore plus passionnante, mais mon bon plaisir l’interrompra peut-être brusquement. Cette conversation sera, j’en ai peur, un monologue ; comme toutefois je suis parfaitement capable de lire vos pensées, comme je connais tout de vos personnes, vous n’avez pas à redouter une méprise. Mais vous avez beaucoup, oui, beaucoup à apprendre ici …
Nous nous sommes regardés les uns les autres, complètement abasourdis. Il était vraiment pénible de ne pas pouvoir échanger nos réactions devant un pareil événement ! À nouveau son rire grinçant a retenti.
— … Oui, c’est vraiment pénible ! Mais vous pourrez bavarder quand vous serez de retour, car je désire que vous repartiez et que vous emportiez un message. Je crois que, sans ce message, votre intrusion chez moi aurait sonné votre glas. Mais d’abord j’ai différentes choses à vous dire. Je m’adresserai à vous, docteur Maracot, puisque vous êtes le plus âgé et sans doute le plus sage de votre groupe ; la sagesse pourtant aurait dû vous interdire une promenade comme celle-ci ! Vous m’entendez bien, n’est-ce pas ? Parfait ! Je ne vous demande qu’un signe de tête affirmatif ou négatif.
« Vous savez naturellement qui je suis. Je crois que vous m’avez découvert depuis peu. Personne ne peut penser à moi, ou parler de moi, sans que je le sache. Personne ne peut entrer dans cette vieille maison qui m’appartient et qui est mon sanctuaire le plus intime, sans que je n’y sois appelé. Voilà pourquoi ces pauvres misérables de là-bas l’évitent, et voulaient que vous vous absteniez d’entrer. Vous auriez été plus avisés en suivant leurs conseils. Vous m’avez fait venir ; une fois que je suis venu, je ne pars pas facilement.
« Votre esprit, doté de son petit grain de science terrestre, se tracasse sur les problèmes que soulève ma présence. Comment puis-je vivre ici sans oxygène ? Je ne vis pas ici. Je vis dans le grand monde des hommes sous la lumière du soleil. Je ne viens ici que lorsque l’on m’appelle, comme vous m’avez appelé. Mais je suis un être qui respire dans l’éther. Il y a ici autant d’éther que sur le sommet d’une montagne. Certains hommes peuvent vivre sans air. Le cataleptique passe des mois sans respirer. Je suis comme lui, mais en restant, vous vous en apercevez, conscient et actif.
« Vous vous demandez aussi comment il se fait que vous m’entendiez. N’est-ce pas l’essence même de la transmission par sans-fil qu’elle retourne de l’éther dans l’air ? Moi aussi, je peux transformer l’articulation éthérique de mes paroles pour les porter à vos oreilles à travers l’air qui remplit vos cloches stupides.
« Et mon anglais ? Hé bien, j’espère qu’il est à peu près correct. Je vis depuis quelque temps sur terre. Oh, une époque bien fatigante ! Depuis quand ? Est-ce onze mille ou douze mille ans ? Douze mille, je crois. J’ai eu le temps d’apprendre toutes les langues humaines. Mon anglais n’est ni meilleur ni pire que les autres.
« Ai-je résolu quelques-uns de vos problèmes ? Oui. Je le vois, même si je ne vous entends pas. Mais maintenant j’ai quelque chose de plus sérieux à vous dire.