— Vous croyez que nous pourrions l’attaquer ?
— Folie ! a crié le Professeur.
Scanlan a ouvert son tiroir. Quand il s’est retourné vers nous, il tenait un gros revolver à six coups.
— Que pensez-vous de ceci ? Je l’ai retiré de l’épave du Stratford. Je m’étais dit que nous pourrions en avoir besoin un jour. J’ai aussi une douzaine de balles. Je pourrais lui faire douze trous dans le collant, histoire de lui faire perdre un peu de sa magie ? Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai ?
Il a lâché le revolver qui est tombé sur le plancher, et il s’est tordu de douleur, sa main gauche étreignant son poignet droit. Des crampes terribles avaient attaqué son bras ; quand nous avons voulu le masser, nous avons senti que ses muscles étaient noués, aussi durs que les racines d’un arbre. La souffrance lui arrachait des gouttes de sueur sur le front. Finalement, dompté et épuisé, il est allé se jeter sur son lit.
— Je suis fini ! a-t-il déclaré. Oui, merci, ça va mieux. Mais c’est le K. O. pour Bill Scanlan. J’ai appris ma leçon. On ne se bat pas contre l’enfer avec un revolver à six coups ; inutile de jouer à ça. Je m’incline devant plus fort que moi, de ce jour jusqu’à la fin de l’éternité.
— Oui, a dit Maracot, vous avez eu votre leçon, et elle a été sévère !
— Alors vous pensez qu’il n’y a aucun espoir ?
— Que pouvons-nous tenter si, comme il le semble, il est au courant de tout ce qui se fait, de tout ce qui se dit ? Et pourtant, ne désespérons pas encore …
Il est demeuré assis silencieusement pendant quelques minutes.
— … Je pense que vous, Scanlan, vous feriez mieux de rester quelque temps où vous êtes. Vous avez eu une secousse dont vous ne vous rétablirez pas tout de suite.
— S’il y a quelque chose à faire, je suis votre homme, a répondu bravement notre camarade dont les traits tirés et les membres tremblants montraient la violence du choc qu’il avait subi.
— En ce qui vous concerne, je ne vois rien à faire. En tout cas, nous venons d’apprendre comment il ne fallait pas opérer. Toute violence serait vaine. Nous œuvrerons donc sur un autre plan : le plan de l’esprit. Restez ici, Headley. Je vais dans la pièce dont j’ai fait mon bureau. Peut-être, dans la solitude, verrai-je un peu plus clair.
Scanlan et moi avions appris par expérience à avoir la plus grande confiance en Maracot. Si un cerveau d’homme pouvait résoudre nos difficultés, c’était bien le sien. Mais n’avions-nous pas atteint un point qui se situait au-delà de toute capacité humaine ? Nous étions aussi impuissants que des enfants, face à ces forces que nous ne pouvions ni comprendre ni contrôler … Scanlan a sombré dans un sommeil troublé. Assis à côté de son lit, je ne pensais pas à la façon dont nous pourrions être sauvés, mais j’essayais de prévoir la forme que revêtirait le coup fatal et l’heure à laquelle il serait assené. À tout moment je m’attendais à voir se crever le toit solide qui nous abritait, s’écrouler les murs, tandis que les eaux sombres des plus grands fonds se refermeraient sur ceux qui les défiaient depuis si longtemps.
Et puis tout à coup la grosse cloche a sonné encore une fois. Son lourd carillon m’a secoué d’un frisson d’inquiétude. Je me suis levé d’un bond ; Scanlan s’est redressé sur son séant. Ce n’était pas une convocation ordinaire. Les battements irréguliers de la cloche annonçaient une alerte, réclamaient tout le monde, et tout de suite. Scanlan m’a interpellé.
— Dites donc, patron, m’est avis qu’ils ont affaire avec lui, maintenant.
— Et alors ?
— Peut-être que ça leur donnerait un peu de courage de nous voir. De toutes façons, il ne faut pas qu’ils nous prennent pour des dégonflés. Où est le doc ?
– À son bureau. Mais vous avez raison, Scanlan. Il faut que nous soyons à leurs côtés et que nous leur montrions que nous sommes prêts à partager leur sort.
— Ces pauvres types paraissent s’appuyer sur nous dans un certain sens. Peut-être en savent-ils plus que nous, mais nous avons l’air d’avoir un peu plus d’esprit d’entreprise. Eux, ils ont pris ce qui leur a été donné ; nous, nous avons dû trouver nous-mêmes. Hé bien, il est temps d’aller au déluge … en admettant qu’il y ait un déluge !
Tandis que nous allions vers la porte, le docteur Maracot est entré. Mais était-ce vraiment le docteur Maracot que nous connaissions ? Nous avons vu un homme sûr de soi, un visage dominateur dont chaque trait brillait de force et de résolution … Le savant paisible s’était effacé devant un surhomme, un grand chef, une âme forte, capable de soumettre l’humanité à ses désirs.
— Oui, mes amis, notre présence sera nécessaire. Tout peut encore s’arranger. Mais venez tout de suite, sinon il serait trop tard. Je vous expliquerai tout par la suite, si tant est qu’il y ait une suite … Oui, oui, nous venons !
Ces derniers mots, accompagnés des gestes appropriés, s’adressaient à quelques Atlantes terrorisés qui étaient apparus sur le seuil et qui nous faisaient signe de les suivre. De fait, comme Scanlan l’avait dit fort justement, nous nous étions révélés en diverses occasions plus prompts à l’action et plus énergiques que ces êtres habitués à vivre entre eux ; à l’heure du plus grand danger, ils avaient l’air de se raccrocher à nous. Quand nous sommes entrés dans la salle bondée, j’ai entendu un murmure de satisfaction et de soulagement. Nous avons occupé les places qui nous étaient réservées au premier rang.
Il était temps ! Si toutefois nous pouvions être d’un secours quelconque … Le terrible personnage se tenait déjà sur l’estrade ; il contemplait la foule tremblante de son sourire cruel, démoniaque. La comparaison de Scanlan d’une famille de lapins devant une belette m’est revenue en mémoire quand je me suis retourné : les Atlantes étaient effondrés, ils se cramponnaient les uns aux autres tant ils avaient peur, ils regardaient de tous leurs yeux la silhouette puissante qui les dominait et la face de granit qui les observait. Jamais je n’oublierai ces gradins pleins d’une foule hagarde, horrifiée, pétrifiée d’épouvante. C’était à croire qu’il avait déjà statué sur leur sort, et qu’ils attendaient à l’ombre de la mort l’exécution de sa sentence. Manda avait adopté une attitude de soumission indigne : il plaidait pour son peuple d’une voix brisée ; mais ses paroles ne faisaient qu’ajouter au contentement du monstre qui ricanait. Brusquement le Seigneur de la Face Noire l’a interrompu par quelques mots rauques, et il a levé sa main droite en l’air : un cri de désespoir a jailli de l’assistance.
À cet instant précis, le docteur Maracot a sauté sur l’estrade. Il était extraordinaire à voir ! Un miracle l’avait transformé. Il avait la démarche et l’attitude d’un jeune homme ; mais sur son visage rayonnait l’expression d’une puissance comme je n’en avais jamais vu chez quiconque. Il s’est avancé vers le géant basané, qui l’a regardé avec étonnement.
— Hé bien, petit homme, qu’avez-vous à dire ? a-t-il demandé.
— Simplement ceci, a répondu Maracot. Ton temps est révolu. Tu as laissé passer l’heure. Descends ! Descends dans l’Enfer qui t’attend depuis si longtemps. Tu es un Prince des Ténèbres. Retourne dans ton royaume de ténèbres.
Les yeux du démon ont lancé des flammes.
— Quand mon temps sera révolu, en admettant qu’il le soit un jour, ce n’est pas des lèvres d’un misérable mortel que je l’apprendrai ! Quels sont tes pouvoirs pour que tu puisses t’opposer un instant à celui qui connaît tous les secrets de la nature ? Je pourrais t’anéantir sur place !
Maracot a fixé sans ciller ces yeux terribles. J’ai cru discerner qu’au contraire c’était le géant qui paraissait mal à son aise.