– Être mauvais ! a répliqué Maracot. C’est moi qui détiens la puissance et la volonté de t’anéantir sur place. Trop longtemps tu as souillé le monde de ta présence. Tu as infecté tout ce qui était beau et bon. Le cœur des hommes sera plus léger quand tu seras parti, et le soleil brillera avec une clarté plus grande.
— Qui es-tu ? Que dis-tu ? a bégayé le monstre.
— Tu parles de connaissances secrètes. Te dirai-je ce qui est à la base de la science ? C’est que sur tous les plans, le bien peut être plus fort que le mal. L’ange vaincra encore le diable. Pour l’instant je suis sur ce même plan où tu t’es tenu si longtemps, et je détiens le pouvoir conquérant. Il m’a été donné. Voilà pourquoi je te répète : « Descends ! Redescends dans l’Enfer auquel tu appartiens ! Descends, démon ! Descends, je te dis ! Descends ! »
Et le miracle s’est produit. Pendant une minute ou deux (comment compter le temps en de pareils instants ?) les deux êtres, le mortel et le démon, se sont fait face sans parler ; leurs yeux immobiles s’affrontaient, armés de la même volonté inexorable. Tout à coup le monstre a flanché. La figure convulsée de rage, il a brandi ses deux bras en l’air.
— C’est toi, Warda ! Toi, maudit ! Je reconnais tes œuvres ! Oh, je te maudis. Warda ! Je te maudis ! Je te maudis !
Sa voix s’est éteinte, les contours de sa longue silhouette noire se sont brouillés, sa tête est retombée sur sa poitrine, ses genoux ont vacillé, et il s’est affaissé peu à peu. En s’affaissant il changeait de forme : il a été d’abord un être humain qui s’accroupissait, puis une masse noire informe ; enfin, dans une brusque secousse, il s’est liquéfié en un tas de putréfaction noire qui a taché l’estrade et empuanti l’air. Alors Scanlan et moi, nous nous sommes précipités vers notre chef, car le docteur Maracot, ayant épuisé ses pouvoirs, était tombé en avant, à demi-mort.
— Nous avons gagné ! Nous avons gagné ! a-t-il murmuré avant de s’évanouir.
Voilà comment les Atlantes ont été sauvés du plus horrible danger qui pouvait les menacer, et comment une présence maléfique a été bannie du monde à jamais. Il a fallu que nous attendions quelques jours pour que le docteur Maracot soit en état de nous raconter son histoire ; elle était d’ailleurs tellement extraordinaire que, si nous n’avions pas assisté à son épilogue, nous l’aurions attribuée au délire. Ses pouvoirs l’avaient abandonné sitôt passée l’occasion de les manifester, et il était redevenu l’homme de science doux et paisible que nous avions connu.
— Que cela me soit arrivé à moi ! s’est-il exclamé. À moi, un matérialiste, un homme si absorbé par la matière que dans ma philosophie l’invisible n’existait pas ! J’ai entendu crouler en miettes les théories de toute ma vie.
— Il paraît que nous sommes tous retournés à l’école, a dit Scanlan. Si jamais je rentre dans mon petit pays, j’aurai quelque chose à dire aux enfants !
— Moins vous leur direz, mieux cela vaudra, à moins que vous ne teniez à acquérir la réputation du plus grand menteur d’Amérique, ai-je répondu. Auriez-vous cru, aurais-je cru moi-même tout ce que nous avons vu, si un autre nous l’avait raconté ?
— Peut-être que non. Mais vous, doc, vous avez rudement bien mené votre affaire ! Ce grand dogue noir a été déclaré « out » au bout des dix secondes réglementaires. Pas moyen qu’il se relève. Et il ne se relèvera plus. Vous l’avez rayé de la carte. Je ne sais pas sur quelle autre carte il a trouvé un appartement, mais en tout cas Bill Scanlan n’ira pas loger chez lui !
— Je vais vous dire exactement ce qui s’est passé, a murmuré le Professeur. Vous vous rappelez que je m’étais retiré dans mon bureau. J’avais bien peu d’espoir dans le cœur, mais j’avais beaucoup lu à différents moments de mon existence sur la magie noire et les sciences occultes. Je savais que le blanc peut toujours dominer le noir s’il parvient à se hisser sur le même plan. Or il se trouvait sur un plan beaucoup plus fort (je n’ai pas dit : supérieur) que nous. C’était l’élément fatal.
« Ne voyant aucun moyen de franchir l’obstacle, je me suis jeté sur le canapé, et j’ai prié. Oui, moi, matérialiste endurci, j’ai prié ! J’ai imploré une aide. Quand on se trouve au bout de tout pouvoir humain, que faire sinon lever des mains suppliantes dans les brumes qui nous entourent ? J’ai prié, et ma prière a été miraculeusement exaucée …
« J’ai soudain pris conscience d’une présence : je n’étais plus seul dans la pièce. Devant moi se dressait une grande silhouette, aussi basanée que le maudit que nous avons combattu, mais son visage resplendissait de bienveillance et d’amour. Il détenait un pouvoir aussi fort que l’autre ; mais c’était le pouvoir du bien, le pouvoir sous l’influence duquel le mal se dissiperait comme le brouillard se dissipe devant le soleil. Il m’a regardé avec douceur ; moi j’étais trop surpris pour parler. Une inspiration, ou une intuition, m’a averti qu’il était l’esprit du grand sage de l’Atlantide qui avait combattu le mal pendant sa vie et qui, ne pouvant empêcher la destruction de son pays, avait pris ses précautions pour que les plus dignes de ses compatriotes pussent survivre même s’ils sombraient dans l’Océan. Cet être merveilleux allait maintenant s’interposer pour empêcher la ruine de son œuvre et la destruction de ses enfants. L’espoir m’est revenu ; j’ai tout compris comme s’il m’avait parlé. En souriant, il s’est avancé et il m’a imposé ses deux mains sur la tête. Sans doute m’a-t-il transféré sa propre vertu et sa propre force. Je les ai senties parcourir mes veines comme du feu. Rien ne me semblait plus impossible. J’avais la volonté et le pouvoir d’accomplir des miracles. J’ai entendu sonner la cloche, qui annonçait l’imminence du drame. Quand je me suis levé, l’esprit a disparu sur un dernier sourire d’encouragement. Je vous ai rejoints ; vous savez le reste.
— Hé bien, Monsieur, lui ai-je répondu, je crois que votre réputation est faite ici. Si vous voulez vous établir comme dieu, rien de plus facile !
— Vous vous en êtes mieux tiré que moi, doc ! a murmuré Scanlan d’une voix maussade. Comment se fait-il que ce type n’ait pas su ce que vous faisiez ? Il s’était pourtant montré assez rapide à mes dépens quand j’ai empoigné mon revolver !
— Je suppose que vous vous étiez placé sur le plan de la matière alors que nous nous sommes trouvés, un moment, sur le plan de l’esprit, a répondu pensivement le Professeur. Ces choses-là enseignent l’humilité. C’est seulement quand on touche au supérieur que l’on mesure l’infériorité de notre qualité par rapport aux possibilités de la création. J’ai eu ma leçon. Puisse l’avenir démontrer que je l’ai retenue !
Ainsi s’est terminée notre aventure capitale. C’est un peu plus tard que nous avons conçu l’idée d’envoyer de nos nouvelles à la surface, et qu’ensuite, au moyen de boules vitreuses remplies de lévigène, nous avons fait notre ascension comme je l’ai raconté. Le docteur Maracot envisage de retourner en Atlantide : quelques problèmes d’ichtyologie le tracassent encore ; il souhaite parfaire ses observations. Mais Scanlan s’est marié à Philadelphie où il a été promu directeur des usines Merribank ; l’aventure ne le tente plus. Quant à moi … Hé bien, les grands fonds de la mer m’ont fait cadeau d’une perle rare, et je n’en demande pas davantage !
FIN