— Dites donc, Monsieur Headley, on a descendu le dispositif machin dans le fond du navire. Croyez-vous que le patron va descendre dedans ?
— Tout à fait sûr, Bill. Et moi, je l’accompagne.
— Vous êtes cinglés, tous les deux, c’est sûr ! Seulement moi, je me sentirais un tantinet dégonflé si je vous laissais descendre seuls.
— Ce n’est pas votre boulot, Bill, voyons !
— Hé bien, figurez-vous que si. Je serais un vrai jaune, jaune comme un Chinetoque avec la jaunisse, si je vous laissais tomber ! Les Merribank m’ont expédié ici pour m’occuper de leur cage. Si leur cage descend jusqu’au fond de la flotte, il faut bien que je la suive. Là où va ce joujou d’acier, c’est l’adresse de Bill Scanlan ; et tant pis si ses locataires sont mabouls !
Il était inutile de discuter plus avant. Notre petit Suicide Club a donc compté un membre de plus. Nous n’avions qu’à attendre les ordres.
Toute la nuit on a travaillé ferme pour la mise au point, et c’est après un petit déjeuner fort matinal que nous sommes descendus dans la cale, prêts à l’aventure.
La cage d’acier avait été abaissée à mi-hauteur dans le double fond. Nous y sommes entrés l’un après l’autre par la trappe supérieure ; celle-ci a été fermée et vissée derrière nous. Lugubre, le capitaine Howie nous avait serré la main lorsque nous étions successivement passés devant lui. On nous a abaissés d’un mètre ou deux, le volet a été tiré au-dessus de nos têtes, et on a ouvert une vanne pour vérifier l’étanchéité de la cage. La cage a bien supporté ce premier contact avec l’eau ; les joints étaient parfaitement ajustés ; nous n’avons décelé aucun signe d’infiltration. Le battant inférieur de la cale s’est ouvert : nous nous sommes alors trouvés en suspension dans l’océan au-dessous du niveau de la quille.
Pour dire vrai nous avions pour cage une petite chambre fort douillette, et j’ai été émerveillé de la prévoyance et de l’organisation qui avaient présidé à son aménagement. L’éclairage électrique n’était pas allumé, mais le soleil semi-tropical brillait à travers l’eau verte à chaque hublot. Des petits poissons scintillaient comme des fils d’argent sur ce fond d’émeraude. À l’intérieur de la cage un canapé faisait le tour des parois, où étaient suspendus un cadran bathymétrique, un thermomètre et divers instruments. Sous le canapé, des bouteilles d’air comprimé nous approvisionneraient en oxygène pour le cas où les tubes reliés au navire fonctionneraient mal ; ces tubes débouchaient au-dessus de nos têtes, et à côté pendait le tube acoustique. Nous entendions au-dehors la voix endeuillée du capitaine.
– Êtes-vous réellement décidés à descendre ? a-t-il demandé.
— Très décidés ! a répondu le Professeur avec impatience. Vous nous descendrez lentement et vous laisserez quelqu’un de garde au téléphone. Je vous tiendrai au courant. Quand nous aurons atteint le fond, vous demeurerez sur place jusqu’à ce que je vous donne des instructions. Ne faites pas supporter au câble une tension trop forte ; une descente à deux nœuds à l’heure devrait être tout à fait dans ses limites. Paré ? Alors, laissez aller !
Il a crié ces deux derniers mots, il les a hurlés comme un dément. Le moment suprême de son existence était arrivé ; tous les rêves qu’il caressait depuis longtemps allaient se réaliser. Pendant quelques instants, je me suis demandé si nous n’étions pas à la merci d’un monomane enjôleur et rusé. Bill Scanlan a eu la même idée : il m’a lancé un regard de biais en l’accompagnant d’un sourire morose. Mais aussitôt après cette explosion sauvage, notre chef est redevenu lui-même.
Notre attention s’est d’ailleurs tournée vers la merveilleuse et nouvelle aventure que chaque minute nous prodiguait. Lentement la cage s’enfonçait dans les profondeurs de l’Océan. De vert clair, l’eau est devenue olive foncé. Puis le vert olive s’est transformé en un bleu magnifique, riche, grave, qui à son tour s’est progressivement épaissi en rouge pourpre. Nous descendions de plus en plus bas : trente mètres, cinquante mètres, cent mètres. Les valves fonctionnaient à la perfection. Nous respirions aussi librement et aussi normalement que sur le pont du navire. L’aiguille faisait majestueusement le tour du cadran lumineux du bathymètre. Cent cinquante mètres. Deux cents mètres.
— Comment allez-vous ? a rugi une voix angoissée au-dessus de nous.
— Mieux que jamais ! a répondu Maracot dans le tube acoustique.
Mais la lumière décroissait. À un crépuscule gris terne la nuit noire a rapidement succédé.
— Stop ! a crié notre chef.
Nous avons cessé de bouger et nous sommes restés suspendus à deux cent vingt mètres au-dessous de la surface de l’Océan. J’ai entendu le bruit sec de l’interrupteur ; une glorieuse lumière dorée nous a inondés : se répandant de l’autre côté de nos hublots, elle projetait de longues trouées scintillantes dans l’immensité des eaux qui nous entouraient. Le visage collé aux vitres, nous avons été alors gratifiés d’un spectacle comme jamais homme n’en avait vu.
Jusqu’à ce moment précis, qu’avions-nous connu de ces couches en profondeur ? Uniquement les quelques poissons qui s’étaient montrés trop lents pour éviter notre chalut maladroit, ou trop stupides pour échapper au filet de dragage. Or, voilà que se découvrait pour nous le monde de l’eau, tel qu’il était en réalité. Si la création a eu pour objet l’homme et sa reproduction, il est incompréhensible que l’océan soit tellement plus peuplé que la terre. Dans Broadway un samedi soir, à Lombard Street un après-midi de semaine, il n’y a pas plus d’encombrement que dans les grands espaces marins qui s’étendaient devant nous. Nous avions dépassé les couches de surface où les poissons sont soit incolores, soit bleus au-dessus et argentés au-dessous. Maintenant défilaient sous nos yeux des créatures marines dotées des couleurs et des formes les plus diverses que puisse exhiber la vie pélagique. Des leptocéphales délicats ou des larves d’anguille jaillissaient comme des sillons d’argent poli à travers le tunnel de lumière. Les murènes à forme de serpent, les lamproies des grands fonds, tordues et repliées sur elles-mêmes, les ceratia noirs, tout piquants et bouche, se sauvaient devant notre intrusion. Parfois une seiche trapue traversait l’un de nos faisceaux lumineux et nous observait de ses yeux humains, sinistres. Ou bien un cystome, un glaucus prêtait au décor son charme floral. Un gros caranx a voulu forcer l’un de nos hublots, et il s’est lancé dessus à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’un requin de trois mètres l’engloutisse entre ses mâchoires béantes. Le docteur Maracot était en extase ; il avait un carnet de notes sur ses genoux ; il griffonnait ses observations qu’il accompagnait d’un monologue ininterrompu.
— Qu’est celui-là ? l’entendais-je marmonner. Oui, oui, un lepidion, mais d’une espèce inconnue, pour autant que je puisse en juger. Regardez ce macroure, Monsieur Headley : sa couleur ne ressemble absolument pas à celle du spécimen que nous avons ramené avec le filet.
Une fois seulement il a été pris de court. Un long objet ovale animé d’une grande vitesse a glissé de haut en bas devant son hublot en laissant derrière lui une queue vibrante qui se prolongeait à perte de vue au-dessus et au-dessous de nous. J’admets que j’ai été aussi intrigué que le Professeur ; c’est Bill Scanlan qui a élucidé le mystère.