— Cette crête basaltique ne doit pas avoir plus de quinze cents mètres de large, nous expliquait-il. D’après mes repères le gouffre se trouve à l’ouest du point d’où nous avons plongé. À cette allure, nous ne tarderons pas à arriver au bout.
Nous avons glissé sans heurt sur la plaine volcanique, toute floconneuse d’algues dorées et parée des somptueux joyaux que la nature avait taillés, jusqu’à ce que le Professeur se précipite vers le téléphone.
— Stop ! Nous y sommes !
Soudainement un trou monstrueux s’était ouvert devant nous. L’endroit était terrifiant : vraiment une vision de cauchemar ! Des falaises de basalte, noires et luisantes, tombaient à pic dans l’inconnu. De leurs bords pendaient des laminaires, comme des fougères pendent parfois en haut d’un ravin de la terre, avec cette différence que là, sous cette frange mouvante et oscillante, il n’y avait rien que les parois d’un abîme. L’arête rocheuse du rebord des falaises décrivait une courbe sur notre droite, et sur notre gauche comme pour fermer un cercle ; nous en ignorions le diamètre, car nos lumières ne parvenaient pas à percer les ténèbres qui nous faisaient face. Quand nous avons dirigé vers le bas notre lampe de signalisation Lucas, elle a projeté un long faisceau de rayons dorés et parallèles qui est descendu, descendu, pour se perdre dans le gouffre qui s’ouvrait à nos pieds.
— C’est vraiment merveilleux ! s’est écrié Maracot qui contemplait le décor avec le regard satisfait du propriétaire. En ce qui concerne la profondeur, je n’ai pas besoin de vous préciser que ce gouffre n’occupe pas le premier rang. Le gouffre Challenger atteint huit mille deux cents mètres, près des îles Ladrone, le gouffre Planet au large des Philippines atteint neuf mille sept cent cinquante mètres, et d’autres encore le précèdent sur ce plan-là ; par contre le gouffre Maracot est le seul à posséder une déclivité aussi accentuée ; il est également remarquable pour avoir échappé à l’observation de tant d’explorateurs hydrographes qui ont dressé la carte de l’Atlantique. On peut à peine douter …
Au milieu de sa phrase il s’est interrompu, et son visage a exprimé une surprise et un intérêt intenses. Bill Scanlan et moi nous avons regardé par-dessus ses épaules, et nous sommes restés pétrifiés par ce que nous avons vu.
Une grande bête remontait le tunnel de lumière que nous avions projeté dans le gouffre. Au plus loin, là où la lumière se diluait dans l’obscurité de l’abîme, un corps noir avait émergé et progressait lentement par embardées et par sauts. Quand il est venu en pleine lumière, nous avons mieux distingué sa conformation redoutable. Bête ignorée de la science, elle présentait certaines analogies avec d’autres qui nous étaient familières : trop allongée pour être un crabe géant, trop grosse pour un homard géant, elle était bâtie sur le modèle de l’écrevisse, avec deux pinces monstrueuses déployées sur le côté, et une paire d’antennes de cinq mètres de longueur qui frémissaient devant ses yeux noirs et ternes. La carapace, jaune clair, avait bien trois mètres de diamètre et dix mètres de long, sans parler des antennes.
— … Merveilleux ! s’est enfin exclamé Maracot en prenant force notes sur son carnet. Yeux semi-pédiculés, lamelles élastiques, famille des crustacés, espèce inconnue. Le crustaceus maracoti ; pourquoi pas ? Pourquoi pas ?
— Sapristi, je me passerais bien de savoir comment il s’appelle ! a crié Bill. Le voici qui vient sur nous ! Dites, donc, si nous éteignions nos lumières ?
— Encore un petit moment, afin que je note les réticulations !.. Voilà, cela ira.
Il a tourné l’interrupteur, et nous nous sommes retrouvés dans l’obscurité totale, que ne trouaient que des lueurs fugitives dans la mer : on aurait dit des météores par une nuit sans lune.
— Cette bête est sûrement la pire qui existe au monde, a soupiré Bill en s’épongeant le front. En la regardant, je me sentais comme un lendemain de cuite, après avoir bu une bouteille d’alcool prohibé.
— Elle n’était certes pas plaisante à considérer, a convenu le naturaliste. Et il doit être terrible d’avoir affaire à elle si l’on s’expose à ses pinces formidables. Mais à l’intérieur de notre cage, nous pouvons nous offrir le luxe de l’examiner en toute sécurité et à notre aise.
À peine avait-il fini sa phrase que nous avons entendu sur l’acier de notre paroi un coup sec et dur, un vrai coup de pioche, suivi d’un long grattement puis d’un nouveau coup.
— Mais c’est qu’elle demande à entrer ! s’est écrié Bill Scanlan tout alarmé. Il manque un écriteau « Défense d’entrer » sur cette cabane.
Un léger tremblement dans sa voix attestait qu’il se forçait à plaisanter ; j’avoue que mes genoux s’entrechoquaient à la pensée que ce monstre essayait d’étreindre nos hublots les uns après les autres pour explorer cette étrange coquille qui, s’il parvenait à la fendre, lui offrirait un dîner tout prêt.
— Il ne peut pas nous faire de mal, a répondu Maracot qui avait perdu de son assurance. Mais peut-être vaudrait-il mieux nous débarrasser de cette brute …
Il a appelé le capitaine par le tube.
— … Relevez-nous de huit ou dix mètres !
Quelques secondes plus tard, nous avons quitté la plaine de lave et nous avons doucement oscillé dans l’eau calme. Mais la terrible bête avait de la suite dans les idées. Au bout d’un temps assez court, nous avons à nouveau entendu le grattement de ses antennes et ses coups de pinces tout autour de nous. C’était épouvantable de rester silencieusement assis dans le noir tout en sachant que la mort était aussi proche ! Si cette pince puissante s’abattait sur le hublot, le verre résisterait-il ? Telle était la question muette que chacun de nous se posait.
Mais tout à coup un autre danger, aussi imprévu mais plus pressant, s’est présenté. Les petits coups secs et durs ont retenti au-dessus de nos têtes, et nous nous sommes mis à nous balancer à une cadence soutenue.
— Mon Dieu ! me suis-je écrié. Elle a saisi le câble. Elle va sûrement le couper !
— Dites donc, doc, le moment est venu de faire surface. Je pense que nous en avons vu assez, et pour Bill Scanlan, c’est l’heure de « Home, sweet home » ! Réclamez l’ascenseur, et en route !
— Mais nous n’avons même pas accompli la moitié de notre travail ! a protesté Maracot. Nous n’avons fait que commencer l’exploration des arêtes du gouffre. Il faut au moins voir quelle est sa largeur ! Quand nous aurons atteint l’autre versant, je consentirai à remonter …
Il s’est penché vers le tube acoustique.
— … Tout va bien, capitaine. Avancez à la vitesse de deux nœuds jusqu’à ce que je donne l’ordre de stopper.
Lentement nous avons franchi le rebord du gouffre. Comme l’obscurité ne nous avait pas empêchés d’être attaqués, nous avons rallumé nos lampes. L’un des hublots était complètement obstrué par ce qui nous a semblé être le bas-ventre de la bête. Sa tête et ses grandes pinces travaillaient sur le haut de notre cage, et nous étions secoués comme une cloche carillonnée : le monstre devait avoir une force gigantesque. Des mortels se trouvèrent-ils jamais placés dans une situation analogue, avec huit mille mètres d’eau sous leurs pieds et un abominable monstre au-dessus de leurs têtes ? Nos oscillations devenaient de plus en plus violentes. Un cri de panique a retenti dans le tube : le capitaine s’était rendu compte des secousses imprimées au câble. Désespéré, Maracot a bondi en levant les bras au ciel. Même de l’intérieur de notre coquille, nous avons senti le choc provoqué par la rupture du câble. Dans la seconde qui a suivi, notre chute a commencé.