Quand ma mémoire se reporte à cet instant affreux, j’entends encore le cri sauvage poussé par Maracot.
— Le câble s’est rompu ! On ne peut rien faire ! Nous sommes tous des hommes morts ! a-t-il hurlé en empoignant le tube acoustique. Au revoir ! capitaine ! Adieu à tous !..
Tels ont été nos derniers mots au monde des hommes.
Nous ne sommes pas tombés comme une pierre, ainsi que vous pourriez le supposer. En dépit de notre poids, notre coquille creuse nous procurait une sorte de flottabilité qui nous soutenait. Nous avons sombré dans le gouffre lentement et en douceur. J’ai entendu un long coup de racloir, quand nous avons échappé aux pinces de l’ignoble bête qui avait été la cause de notre malheur ; puis dans un mouvement giratoire sans secousses, nous sommes descendus en dessinant des cercles. Au bout de cinq bonnes minutes (qui nous ont paru une heure) nous avons atteint la limite extrême de notre tube acoustique qui s’est cassé comme du fil. Notre tube d’aération s’est rompu au même moment. L’eau salée s’est précipitée à travers les ouvertures. De ses mains expertes, Bill Scanlan a fait une ligature avec des cordes autour de chacun des tubes en caoutchouc et a arrêté l’irruption de l’eau, tandis que le docteur Maracot dévissait le col de nos bouteilles d’air comprimé ; l’oxygène a fusé en sifflant. Quand le câble s’était rompu, la lumière s’était éteinte ; dans l’obscurité Maracot est parvenu à relier les piles Hellesens, et des lampes se sont allumées au plafond.
— … Elles devraient durer une semaine, a-t-il dit en grimaçant un sourire. Nous aurons au moins de la lumière pour mourir …
Hochant la tête, il nous a regardés avec une grande gentillesse.
— … Pour moi, aucune importance : je suis un vieillard, et j’ai accompli ma tâche en ce monde. Mon unique regret est d’avoir permis à deux jeunes hommes de m’accompagner. J’aurais dû courir le risque tout seul …
Je me suis contenté de lui serrer la main. Vraiment j’aurais été incapable de parler. Bill Scanlan est resté silencieux lui aussi. Nous sombrions lentement ; des ombres noires de poissons surpris s’écartaient de notre cage. Comme nos oscillations continuaient, je me disais que rien ne pourrait nous empêcher de basculer sur le côté ou même de tomber la tête en bas. Heureusement notre poids avait été bien équilibré, ce qui nous a permis de garder une certaine stabilité. En regardant le bathymètre, j’ai constaté que nous étions déjà à seize cents mètres.
— … Vous voyez que j’avais raison, a fait observer Maracot non sans complaisance. Vous avez lu mon article dans le bulletin de la Société Océanographique sur le rapport de la pression avec la profondeur, n’est-ce pas ? Je voudrais pouvoir réapparaître sur la terre, ne serait-ce que pour confondre Bülow de Giessen, qui s’est permis de me contredire.
— Ma parole ! Si seulement je pouvais encore dire un mot aux gens de la terre, je ne le gaspillerais pas avec une tête carrée ! a dit le mécanicien. À Philadelphie, je connais une jolie fille qui aura des larmes plein ses beaux yeux, quand elle apprendra que Bill Scanlan n’est plus de ce monde. En tout cas, nous avons une drôle de manière d’en sortir, de ce monde !
— Vous n’auriez pas dû venir ! ai-je murmuré en posant ma main sur la sienne.
— J’aurais été un bien piètre sportif si je vous avais laissés tomber ! Non, j’ai fait mon devoir. Je suis content de ne pas avoir flanché.
— Pour combien de temps en avons-nous ?
Je m’étais retourné vers le docteur Maracot. Il a haussé les épaules.
— De toutes façons, nous aurons le temps de voir le véritable fond de la mer, m’a-t-il répondu. Les bouteilles ont de l’air pour quatorze ou quinze heures encore. Par contre les déchets vont nous asphyxier lentement. Si nous pouvions nous débarrasser de notre bioxyde de carbone … !
— Impossible !
— Il y a une bouteille d’oxygène pur. Je l’avais prise en cas d’accidents. Un peu d’oxygène pur de temps à autre nous maintiendra en vie. Vous remarquerez que nous avons déjà dépassé trois mille trois cents mètres de profondeur.
— Pourquoi essayer de nous maintenir en vie ? Plus tôt nous en aurons fini, mieux cela vaudra !
— Voilà le bon tuyau ! s’est écrié Scanlan. Abrégeons tout, et que ce soit fini !
— Et nous manquerions le plus merveilleux spectacle que l’homme ait jamais vu !..
Maracot s’insurgeait.
— … Ce serait une trahison à l’égard de la science ! Enregistrons au contraire les faits jusqu’au bout, même s’ils doivent être ensevelis avec nos corps. Jouez le jeu à fond !
— Voilà qui est parlé, doc ! a opiné Scanlan. C’est vous qui avez les meilleures tripes de l’équipe ! Nous assisterons au spectacle jusqu’au baisser de rideau.
Nous étions tous les trois assis sur le canapé ; nous nous y cramponnions de toute la force de nos doigts quand la cage se penchait ou se balançait ; les poissons continuaient à tracer des traînées lumineuses de bas en haut de l’autre côté des hublots.
— Nous sommes maintenant à cinq mille mètres, a fait observer Maracot. Je vais nous donner de l’oxygène, Monsieur Headley, car l’atmosphère sent un peu trop le renfermé. Au fait, ajouta-t-il avec son petit rire sec, ce gouffre sera certainement le gouffre Maracot jusqu’à la fin des temps : quand le capitaine Howie ramènera la nouvelle, mes collègues veilleront à ce que mon tombeau soit aussi mon monument ! Bülow de Giessen lui-même …
Il a marmonné un grief scientifique incompréhensible.
Nous surveillions l’aiguille qui rampait vers les six mille mètres. À un moment donné, nous sommes entrés en collision avec quelque chose de lourd, et nous avons éprouvé une telle secousse que j’ai craint que nous ne basculions sur le flanc. Peut-être était-ce un énorme poisson ? À moins que nous n’ayons heurté une saillie de la falaise du sommet de laquelle nous avions été précipités. Dire que ce plateau nous avait semblé situé si bas ! À présent, du sein de notre gouffre, il nous paraissait tout près de la surface … Nous continuions à dessiner des cercles, à tomber de plus en plus bas à travers une immensité opaque. Le cadran enregistrait sept mille cinq cents mètres.
— Nous approchons du terme de notre croisière, a déclaré Maracot. L’an dernier mon enregistreur m’avait indiqué une profondeur de huit mille mètres. Dans quelques minutes, nous serons fixés sur notre sort. Il se peut que le choc nous réduise en bouillie. Il se peut aussi …
À ce moment précis nous avons atterri.
Jamais bébé couché par sa tendre mère sur un lit de plumes ne s’est posé plus doucement que nous, sur l’extrême-fond de l’océan Atlantique. La vase tendre, épaisse, élastique qui nous a recueillis s’est révélée un nid parfait qui nous a épargné la plus petite secousse. C’est à peine si nous avons chancelé sur notre siège ; heureusement d’ailleurs, car nous étions perchés sur une sorte de proéminence, de tertre recouvert d’une boue épaisse, gélatineuse et visqueuse : nous nous sommes balancés en équilibre instable : une bonne partie de notre base ne reposant sur rien, nous risquions de chavirer ; en fin de compte, notre cage s’est légèrement enlisée et immobilisée. Alors le docteur Maracot a regardé à travers son hublot, il a poussé un cri de surprise et il s’est précipité vers l’interrupteur pour éteindre nos lampes.