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Nous avons été stupéfaits : au lieu d’être plongés dans les ténèbres, nous voyions clair. À l’extérieur il existait une lumière confuse, brumeuse, qui ressemblait au froid rayonnement d’un matin d’hiver, qui nous ouvrait un champ visuel sur quelques centaines de mètres dans chaque direction. Phénomène impossible, inconcevable ! Mais le témoignage de nos sens était là pour nous prouver la réalité. Le fond du grand Océan est lumineux.

— Pourquoi pas ? s’est écrié Maracot après deux minutes d’observation admirative. J’aurais bien dû le prévoir ! Ce limon de glorigérine ou de ptéropode n’est-il pas le produit de la décomposition de milliards de milliards de créatures organiques ? Qui dit décomposition dit luminosité phosphorescente ! Où, dans toute la création, le verrait-on mieux qu’ici ? Ah, c’est tout de même pénible d’avoir une telle démonstration sous les yeux, et de ne pas pouvoir communiquer notre science au monde !

— Et pourtant, lui ai-je fait observer, nous avons pêché une demi-tonne de gélatine de radiolaires, et nous n’avons pas détecté un rayonnement pareil.

— Ils l’avaient perdu au cours de leur long voyage jusqu’à la surface. Et qu’est-ce qu’une demi-tonne à côté de cette immensité de plaines en putréfaction lente ? Et voyez, regardez ! Les animaux des grands fonds marins pâturent sur ce tapis organique exactement comme nos vaches paissent dans les prés !

Tout un troupeau de gros poissons noirs, lourds et trapus, traversait en effet lentement le lit de l’Océan pour se diriger vers nous ; ils fouillaient comme des porcs parmi les excroissances spongieuses, et ils grignotaient tout en avançant. Une grosse bête rouge, qui avait bien l’air d’une stupide vache des océans, ruminait devant mon hublot ; d’autres paissaient et broutaient ici et là ; de temps à autre elles levaient la tête pour regarder l’objet bizarre qui venait de faire son apparition parmi elles.

Je ne pouvais qu’être émerveillé par Maracot. Dans cette atmosphère viciée, assis sous l’ombre même de la mort, il obéissait encore à sa vocation de savant, et il se hâtait de transcrire diverses observations sur son carnet. Sans suivre une méthode aussi scrupuleuse, je n’en prenais pas moins force notes mentales, qui demeureront pour toujours gravées dans ma mémoire. Les plus basses plaines de l’Océan sont faites d’argile rouge ; mais ici cet argile était enduit d’alluvions gris qui formaient à perte de vue une plaine ondulée. Cette plaine n’était pas lisse ; sa surface était brisée par de nombreux mamelons bizarres comme celui où nous étions perchés ; ces accidents de terrain se détachaient dans la lumière spectrale. Entre eux flottaient et dérivaient de grands nuages de poissons étranges ; la plupart étaient inconnus de la science ; ils exhibaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, avec une prédominance du noir et du rouge. Maracot les examinait avec passion.

L’air commençant à devenir irrespirable, nous avons eu recours à une nouvelle émission d’oxygène. Fait curieux : nous avions faim, tous les trois. Je serais plus exact si j’écrivais que nous éprouvions les affres d’une faim dévorante. Nous nous sommes jetés sur du bœuf en conserve, du pain et du beurre, et nous avons arrosé ce repas d’un bon whisky, dû à la prévoyance de Maracot. Mes perceptions se trouvant stimulées, je m’étais assis devant mon hublot et je mourais d’envie de fumer une dernière cigarette, quand mes yeux ont distingué quelque chose qui a déclenché dans ma tête un tourbillon de pensées et d’anticipations.

J’ai dit que la plaine grise ondulée de chaque côté de notre cage était parsemée de mamelons. L’un d’eux, particulièrement important, était situé juste devant mon hublot, à une dizaine de mètres environ. Il portait sur son flanc une certaine tache. En l’observant plus attentivement, j’ai constaté à mon vif étonnement que cette tache se prolongeait et faisait le tour du renflement. Quand on est si près de la mort, il en faut beaucoup pour s’émouvoir à propos de choses de ce monde. Toutefois le souffle m’a manqué, et mon cœur s’est arrêté de battre, quand j’ai tout à coup compris qu’il s’agissait d’une frise et que, tout abîmée et couverte de barnacles qu’elle était, elle avait sûrement été sculptée autrefois par une main humaine. Maracot et Scanlan se sont précipités à mon hublot et ils ont contemplé avec un égal ahurissement cette trace des activités omniprésentes de l’homme.

— C’est de la sculpture, pour sûr ! s’est exclamé Scanlan. Je parie que cette grosse bosse a été le toit d’une maison. Mais dans ce cas, les autres seraient aussi des maisons. Dites donc, patron, nous sommes tombés pile sur une vraie ville !

— Oui, vraiment c’est une ancienne cité, a opiné Maracot. La géologie nous enseigne que les mers ont été jadis des continents et les continents des mers ; mais j’avais toujours repoussé l’idée qu’à une époque aussi récente que l’ère quaternaire un effondrement atlantique avait pu se produire. La relation par Platon des racontars égyptiens aurait donc un fondement de vérité ? Ces formations volcaniques indiqueraient que l’effondrement en question a été provoqué par un séisme.

— Ces dômes sont disposés avec une régularité évidente, ai-je remarqué. Je commence à penser qu’il ne s’agit pas de maisons séparées, mais de coupoles qui ornent le toit d’un énorme édifice.

— Je crois que vous avez raison, a dit Scanlan. Il y en a quatre gros aux angles et des plus petits dans les alignements intermédiaires. Si nous pouvions voir l’ensemble, nous constaterions là que c’est bel et bien un bâtiment. Vous pourriez y loger toute l’usine Merribank, et pas mal d’autres par surcroît !

— Il a été enseveli jusqu’au toit par le dégouttement continu d’en haut, a expliqué Maracot. D’autre part, il s’est conservé sans se pourrir. Nous avons une température constante légèrement supérieure à zéro degré dans les grands fonds ; elle arrêterait le processus de destruction. Même la dissolution des dépôts bathyques qui pavent le lit de l’Océan et qui nous donnent incidemment de la luminosité doit être très lente. Mais, mon Dieu, ce marquage n’est pas une frise ; c’est une inscription !..

Sans aucun doute, il ne se trompait pas. Le même symbole se retrouvait un peu partout. Ces taches étaient indiscutablement des lettres d’un alphabet archaïque.

—  … J’ai un peu étudié l’antiquité phénicienne, et dans ces caractères je trouve quelque chose qui éveille en moi des souvenirs ! a ajouté notre chef. Hé bien, nous avons vu une cité engloutie des temps anciens, mes amis, et nous emporterons dans la tombe de merveilleuses connaissances ! Il n’y a plus rien à apprendre. Notre livre de science est fermé. Je suis d’accord avec vous : plus tôt viendra la fin, mieux cela vaudra.

Elle ne pouvait plus tarder. L’air était stagnant, irrespirable, si chargé de gaz carbonique que l’oxygène pouvait à peine se frayer son chemin contre la pression. En nous mettant debout sur le canapé, nous pouvions aspirer un peu d’air plus pur, mais les vapeurs méphitiques s’élevaient peu à peu. Le docteur Maracot s’est croisé les bras avec résignation, et sa tête s’est inclinée sur sa poitrine. Vaincu par le bioxyde de carbone, Scanlan était déjà étalé de tout son long sur le plancher. Moi, j’avais la tête qui tournait, et je sentais un poids intolérable m’oppresser. J’ai fermé les yeux, et j’ai compris que j’allais perdre connaissance. Alors j’ai soulevé mes paupières pour adresser un dernier coup d’œil au monde que je quittais … et j’ai bondi en poussant une exclamation de stupéfaction.

Un homme nous regardait par le hublot !

Était-ce du délire ? J’ai empoigné Maracot par l’épaule et je l’ai secoué violemment. Il s’est redressé, et bouche bée, incapable d’émettre un son, il a contemplé cette apparition. Puisqu’il voyait la même chose que moi, il ne s’agissait donc pas d’une fiction jaillie de mon cerveau. La tête qu’encadrait le hublot était longue, mince, bronzée ; elle se terminait par une courte barbe en pointe ; deux yeux vifs furetaient dans notre cage, pour bien noter tous les détails de notre situation. Notre stupéfaction n’avait d’égale que celle que nous lisions dans le regard de l’homme. Nos lampes étaient allumées. Vraiment, ce devait être pour l’inconnu un tableau bien extraordinaire que cette chambre de mort dans laquelle un homme inanimé gisait par terre, tandis que deux autres le dévisageaient avec les traits torturés, déformés d’agonisants par asphyxie ! Maracot et moi, nous avions la main à notre gorge, et nos poitrines haletantes exprimaient un message de désespoir. L’homme a fait un geste de la main et il s’est éloigné précipitamment.