Le sourd décrit ce qu'il voit:
– La rue est droite et longue. Elle est bordée de maisons basses, sans étage. Elles sont de couleurs blanche, grise, rose, jaune et bleue. Au bout de la rue, on voit un parc avec des arbres et une fontaine. Le ciel est bleu, avec quelques nuages blancs. On voit des avions. Cinq bombardiers. Ils volent bas.
L'aveugle parle lentement pour que le sourd puisse lire sur ses lèvres:
– J'entends les avions. Ils produisent un bruit saccadé et profond. Leur moteur peine. Ils sont chargés de bombes. Maintenant, ils sont passés. J'entends de nouveau les oiseaux. Sinon, tout est silencieux.
Le sourd lit sur les lèvres de l'aveugle et répond:
– Oui, la rue est vide.
L'aveugle dit:
– Pas pour longtemps,. J'entends des pas approcher dans la rue latérale, à gauche!
Le sourd dit:
– Tu as raison. Le voilà, c'est un homme.
L'aveugle demande:
– Comment est-il?
Le sourd répond:
– Comme ils sont tous. Pauvre, vieux.
L'aveugle dit:
– Je le sais. Je reconnais le pas des vieux. J'entends aussi qu'il est pieds nus, donc il est pauvre.
Le sourd dit:
– Il est chauve. Ila une vieille veste de l'armée. Il a des pantalons trop courts. Ses pieds sont sales.
– Ses yeux?
– Je ne les vois pas. Il regarde par terre.
– Sa bouche?
– Lèvres trop rentrées. Il ne doit plus avoir de dents.
– Ses mains?
– Dans les poches. Les poches sont énormes et remplies de quelque chose. De pommes de terre, ou de noix, ça fait de petites bosses. Il lève la tête, il nous regarde. Mais je ne peux pas distinguer la couleur de ses yeux.
– Tu ne vois rien d'autre?
– Des rides, profondes comme des cicatrices, sur son visage.
L'aveugle dit:
– J'entends les sirènes. C'est la fin de l'alerte. Rentrons.
Plus tard, avec le temps, nous n'avons plus besoin de fichu pour les yeux ni d'herbe pour les oreilles. Celui qui a fait l'aveugle tourne simplement son regard vers l'intérieur, le sourd ferme ses oreilles à tous les bruits.
Le déserteur
Nous trouvons un homme dans la forêt. Un homme vivant, un homme jeune, sans uniforme. Il est couché derrière un buisson. Il nous regarde sans bouger.
Nous lui demandons:
– Pourquoi restez-vous là, couché?
Il répond:
– Je ne peux plus marcher. Je viens de l'autre côté de la frontière. Je marche depuis deux semaines. Jour et nuit. Surtout la nuit. Je suis trop faible maintenant. J'ai faim. Je n'ai rien mangé depuis trois jours.
Nous demandons:
– Pourquoi n'avez-vous pas d'uniforme? Tous les hommes jeunes ont un uniforme. Ils sont tous soldats. Il dit:
– Je ne veux plus être soldat.
– Vous ne voulez plus combattre l'ennemi?
– Je ne veux combattre personne. Je n'ai pas d'ennemis. Je veux rentrer chez moi.
– Où est-ce, chez vous?
– C'est encore loin. Je n'y arriverai pas si je ne trouve rien à manger.
Nous demandons:
– Pourquoi n'allez-vous pas acheter quelque chose à manger? Vous n'avez pas d'argent?
– Non, je n'ai pas d'argent et je ne peux pas me montrer. Je dois me cacher. Il ne faut pas qu'on me voie.
– Pourquoi?
– J'ai quitté mon régiment sans permission. J'ai fui. Je suis un déserteur. Si on me retrouvait, je serais fusillé ou pendu.
Nous demandons:
– Comme un assassin?
– Oui, exactement comme un assassin.