Grand-Mère revient du marché, elle dit:
– Vous n'avez pas fait votre travail ce matin.
– Vous auriez dû nous réveiller, Grand-Mère.
– Vous n'aviez qu'à vous réveiller tout seuls. Mais, exceptionnellement, je vous donne quand même à manger.
Elle nous fait une souper aux légumes avec les restes du marché, comme d'habitude. Nous mangeons peu. Après le repas, Grand-Mère dit:
– C'est un exercice stupide. Et mauvais pour la santé.
La tombe de Grand-Père
Un jour, nous voyons Grand-Mère sortir de la maison; avec son arrosoir et ses outils de jardin. Mais au lieu d'aller dans sa vigne, elle prend une autre direction. Nous la suivons de loin pour savoir où elle va.
Elle entre dans le cimetière. Elle s'arrête devant une tombe, elle pose ses outils. Le cimetière est désert, il n'y a que Grand-Mère et nous.
En nous cachant derrière les buissons et les monuments funéraires, nous nous approchons de plus en plus. Grand-Mère a la vue basse et l'ouïe faible. Nous pouvons l'observer sans qu'elle s'en doute.
Elle arrache les mauvaises herbes de la tombe, creuse avec une pelle, ratisse la terre, plante des fleurs, va chercher de l'eau dans le puits, revient arroser la tombe.
Quand elle a fini son travail, elle range ses outils, puis s'agenouille devant la croix de bois, mais en s'asseyant sur ses talons. Elle joint ses mains sur son ventre comme pour dire une prière, mais nous entendons surtout des injures:
– Fumier… salopard… cochon… pourri… maudit…
Quand Grand-Mère s'en va, nous allons voir la tombe: elle est très bien entretenue. Nous regardons la croix: le nom qui est écrit dessus est celui de notre Grand-Mère, c'est aussi le nom de jeune fille de notre Mère. Le prénom est double avec un trait d'union et ces deux prénoms sont nos propres prénoms.
Sur la croix, il y a aussi des dates de naissance et de décès. Nous calculons que notre Grand-Père est mort à l'âge de quarante-quatre ans, il y a de cela vingt-trois ans.
Le soir, nous demandons à Grand-Mère:
– Il était comment, notre Grand-Père?
Elle dit:
– Comment? Quoi? Vous n'avez pas de Grand-Père.
– Mais nous en avions un autrefois.
– Non, jamais. Quand vous êtes nés, il était déjà mort. Alors vous n'avez jamais eu de Grand-Père.
Nous demandons:
– Pourquoi l'avez-vous empoisonné?
Elle demande:
– Qu'est-ce que c'est que ces histoires?
– Les gens racontent que vous avez empoisonné Grand-Père.
– Les gens racontent… les gens racontent… Laissez-les raconter.
– Vous ne l'avez pas empoisonné?
– Foutez-moi la paix, fils de chienne! Rien n'a été prouvé! Les gens racontent n'importe quoi.
Nous disons encore:
– Nous savons que vous n'aimiez pas Grand-Père. Alors pourquoi soignez-vous sa tombe?
– Justement pour ça! A cause de ce que les gens racontent. Pour qu'ils arrêtent de raconter et de raconter! Et comment savez-vous que je soigne sa tombe, hein? Vous m'avez espionnée, fils de chienne, vous m’avez encore espionnée! Que le diable vous emporte!
Exercice de cruauté
C'est dimanche. Nous attrapons un poulet et nous lui coupons la gorge comme nous avons vu Grand-Mère le faire. Nous apportons le poulet à la cuisine et nous disons:
– Il faut le cuire, Grand-Mère.