Au début, nous n'avons même pas envie de manger, surtout quand nous voyons comment Grand-Mèrè prépare les repas, sans se laver les mains et en se mouchant dans sa manche. Plus tard, nous n'y faisons plus attention.
Quand il fait chaud, nous allons nous baigner dans la rivière, nous nous lavons le visage et les dents au puits. Quand il fait froid, il est impossible de se laver complètement. Il n'existe aucun récipient assez grand dans la maison. Nos draps, nos couvertures, nos linges de bain ont disparu. Nous n'avons plus jamais revu le grand carton dans lequel notre Mère les a apportés.
Grand-Mère a tout vendu.
Nous devenons de plus en plus sales, nos habits aussi.
Nous prenons des habits propres dans nos valises sous le banc, mais bientôt il n'y a plus d'habits propres. Ceux que nous portons se déchirent, nos chaussures s'usent, se trouent. Quand c'est possible, nous marchons nu-pieds et ne portons qu'un caleçon ou un pantalon. La plante de nos pieds durcit, nous ne sentons plus les épines ni les pierres. Notre peau brunit, nos jambes et nos bras sont couverts d'écorchures, de coupures, de croûtes, de piqûres d'insecte. Nos ongles, jamais coupés, se cassent, nos cheveux, presque blancs à cause du soleil, nous arrivent aux épaules.
Les toilettes sont au fond du jardin. Il n'y a jamais de papier. Nous nous torchons avec les feuilles les plus grandes de certaines plantes.
Nous avons une odeur mêlée de fumier, de poisson, d'herbe, de champignon, de fumée, de lait, de fromage, de boue, de vase, de terre, de transpiration, d'urine, de moisissure.
Nous sentons mauvais comme Grand-Mère.
Exercice d'endurcissement du corps
Grand-Mère nous frappe souvent, avec ses mains osseuses, avec un balai ou un torchon mouillé. Elle nous tire par les oreilles, elle nous empoigne par les cheveux.
D'autres gens nous donnent aussi des gifles et des coups de pied, nous ne savons même pas pourquoi.
Les coups font mal, ils nous font pleurer.
Les chutes, les écorchures, les coupures, le travail, le froid et la chaleur sont également causes de souffrances.
Nous décidons d'endurcir notre corps pour pouvoir supporter la douleur sans pleurer.
Nous commençons par nous donner l'un à l'autre des gifles, puis des coups de poing. Voyant notre visage tuméfié, Grand-Mère demande:
– Qui vous a fait ça?
– Nous-mêmes, Grand-Mère.
– Vous vous êtes battus? Pourquoi?
– Pour rien, Grand-Mère. Ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'un exercice.
– Un exercice? Vous êtes complètement cinglés! Enfin, si ça vous amuse…
Nous sommes nus. Nous nous frappons l'un l'autre avec une ceinture. Nous disons à chaque coup:
– Ça ne fait pas mal.
Nous frappons plus fort, de plus en plus fort. Nous passons nos mains au-dessus d'une flamme.
Nous entaillons notre cuisse, notre bras, notre poitrine avec un couteau et nous versons de l'alcool sur nos blessures. Nous disons chaque fois:
– Ça ne fait pas mal.
Au bout d'un certain temps, nous ne sentons effectivement plus rien. C'est quelqu'un d'autre qui a mal, c'est quelqu'un d'autre qui se brûle, qui se coupe, qui souffre.
Nous ne pleurons plus.
Quand Grand-Mère est fâchée et qu'elle crie, nous lui disons:
– Cessez de crier, Grand-Mère, frappez plutôt. Quand elle nous frappe, nous lui disons:
– Encore, Grand-Mère! Regardez, nous tendons l'autre joue, comme c'est écrit dans la Bible. Frappez aussi l'autre joue, Grand-Mère.
Elle répond:
– Que le diable vous emporte avec votre Bible et avec vos joues!