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Grand-Mère sort dans le jardin, nous la suivons. Avec sa canne, elle montre le carré de fleurs que nous avons plantées sur la tombe de notre Mère:

– Voilà! Elle est là, votre femme. Sous la terre.

Père demande:

– Morte? De quoi? Quand?

Grand-Mère dit:

– Morte. D'un obus. Quelques jours avant la fin de la guerre.

Père dit:

– Il est interdit d'enterrer des gens n'importe où.

Grand-Mère dit:

– On l'a enterrée là où elle est morte. Et ce n'est pas n'importe où. C'est mon jardin. C'était aussi son jardin, quand elle était petite.

Père regarde les fleurs mouillées, il dit:

– Je veux la voir.

Grand-Mère dit:

– Vous ne devriez pas. Il ne faut pas déranger les morts.

Père dit:

– De toute façon, on doit l'enterrer dans un cimetière. C'est la loi. Apportez-moi une pelle.

Grand-Mère hausse les épaules.

– Apportez-lui une pelle.

Sous la pluie, nous regardons Père détruire notre petit jardin de fleurs, nous le regardons creuser. Il arrive aux couvertures, il les écarte. Un grand squelette est couché là, avec un tout petit squelette collé à sa poitrine.

Père demande:

– C'est quoi ça, cette chose sur elle?

Nous disons:

– C'est un bébé. Notre petite sœur.

Grand-Mère dit:

– Je vous avais bien dit de laisser les morts tranquilles. Venez vous laver à la cuisine.

Père ne répond pas. Il regarde les squelettes. Son visage est mouillé de transpiration, de larmes et de pluie. Il sort péniblement du trou et s'en va sans se retourner, les mains et les habits pleins de boue.

Nous demandons à Grand-Mère:

– Qu'est-ce qu'on fait?

Elle dit:

– Il faut refermer le trou. Qu'est-ce qu'on pourrait faire d'autre?

Nous disons.

– Allez au chaud, Grand-Mère. Nous nous occupons de tout ça.

Elle rentre.

A l'aide d'une couverture, nous transportons les squelettes dans le galetas, nous étalons les os sur de la paille pour les faire sécher. Ensuite nous descendons et nous comblons le trou où il n'y a plus personne.

Plus tard, pendant des mois, nous polissons, nous vernissons le crâne et les os de notre Mère et du bébé, puis nous reconstituons soigneusement les squelettes en attachant chaque os à de minces fils de fer. Quand notre travail est terminé, nous suspendons le squelette de notre Mère à une poutre du galetas et accrochons celui du bébé à son cou.

Notre Père revient

Nous ne reverrons notre Père que plusieurs années plus tard.

Entre-temps, Grand-Mère a eu une nouvelle attaque et nous l'avons aidée à mourir comme elle nous l'avait demandé. Elle est enterrée maintenant dans la même tombe que Grand-Père. Avant qu'on ouvre la tombe, nous avons récupéré le trésor et nous l'avons caché sous le banc devant notre fenêtre où se trouvent encore le fusil, les cartouches, les grenades.

Père arrive un soir, il demande:

– Où est votre Grand-Mère?

– Elle est morte.

– Vous vivez seuls? Comment vous débrouillez-vous?

– Très bien, Père.

Il dit:

– Je suis venu ici en me cachant. Il faut que vous m'aidiez.

Nous disons:

– Vous n'avez pas donné de vos nouvelles depuis des années.

Il nous montre ses mains. Il n'a plus d'ongles. Ils ont été arrachés à la racine:

– Je sors de prison. On m'a torturé.

– Pourquoi?

– Je ne sais pas. Pour rien. Je suis un individu politiquement suspect. Je ne peux pas exercer ma profession. Je suis constamment surveillé. On fouille mon appartement régulièrement. Il m'est impossible de vivre plus longtemps dans ce pays.