Nous disons:
– Vous voulez traverser la frontière.
Il dit:
– Oui. Vous qui vivez ici, vous devez connaître, savoir…
– Oui, nous connaissons, nous savons. La frontière est infranchissable.
Père baisse la tête, contemple ses mains un moment, puis dit:
– Il doit bien y avoir une faille. Il doit bien y avoir un moyen de passer.
– Au risque de votre vie, oui.
– Je préfère mourir plutôt que de rester ici.
– Il faut que vous vous décidiez en connaissance de cause, Père.
Il dit:
– Je vous écoute.
Nous expliquons:
– La première difficulté, c'est d'arriver jusqu'aux premiers fils barbelés sans rencontrer une patrouille, sans être vu d'un mirador. C'est faisable. Nous connaissons l'heure des patrouilles et l'emplacement des miradors. La barrière a un mètre cinquante de hauteur et un mètre de largeur. Il faut deux planches. L'une pour grimper sur la barrière, l'autre qu'on posera dessus de façon à s'y tenir debout. Si vous perdez l'équilibre, vous tombez entre les fils et vous ne pouvez plus sortir.
Père dit:
– Je ne perdrai pas l'équilibre.
Nous continuons:
– Il faut récupérer les deux planches pour passer de la même manière l'autre barrière qui se trouve sept mètres plus loin.
Père rit:
– C'est un jeu d'enfant.
– Oui, mais l'espace entre les deux barrières est miné.
Père pâlit:
– Alors, c'est impossible.
– Non. C'est une question de chance. Les mines sont disposées en zigzag, en w. Si on suit une ligne droite, on risque de ne marcher que sur une seule mine. En faisant de grandes enjambées, on a à peu près une chance sur sept de l'éviter.
Père réfléchit un moment puis il dit:
– J'accepte ce risque.
Nous disons:
– Dans ce cas, nous voulons bien vous aider. Nous vous accompagnerons jusqu'à la première barrière.
Père dit:
– C'est d'accord. Je vous remercie. Vous n'auriez pas quelque chose à manger, par hasard?
Nous lui servons du pain avec du fromage de chèvre. Nous lui offrons aussi du vin provenant de l'ancienne vigne de Grand-Mère. Nous versons dans son verre quelques gouttes de somnifère que Grand-Mère savait si bien préparer avec des plantes.
Nous conduisons notre Père dans notre chambre, nous disons:
– Bonne nuit, Père. Dormez bien. Nous vous réveillerons demain.
Nous allons nous coucher sur le banc d'angle de la cuisine.
La séparation
Le lendemain matin, nous nous levons très tôt. Nous nous assurons que notre Père dort profondément. Nous préparons quatre planches. Nous déterrons le trésor de Grand-Mère: des pièces d'or et d'argent, beaucoup de bijoux. Nous mettons la plus grande partie dans un sac de toile. Nous prenons aussi une grenade chacun, au cas où nous serions surpris par une patrouille. En supprimant celle-ci, nous pouvons gagner du temps.
Nous faisons un tour de reconnaissance près de la frontière pour repérer le meilleur endroit: un angle mort entre deux miradors. Là, au pied d'un grand arbre, nous camouflons le sac de toile et deux planches.
Nous rentrons, nous mangeons. Plus tard, nous apportons le petit déjeuner à notre Père. Nous devons le secouer pour qu'il se réveille. Il se frotte les yeux et dit:
– Il y avait longtemps que je n'avais pas aussi bien dormi.