Nous posons le plateau sur ses genoux. Il dit:
– Quel festin! Du lait, du café, des œufs, du jambon, du beurre, de la confiture! Ces choses-là sont introuvables dans la Grande Ville. Comment faites-vous?
– Nous travaillons. Mangez, Père. Nous n'aurons pas le temps de vous offrir un autre repas avant votre départ.
Il demande:
– C'est pour ce soir?
Nous disons:
– C'est pour tout de suite. Dès que vous serez prêt.
Il dit:
– Vous êtes fous? Je refuse de passer cette frontière de merde au grand jour! On nous verrait.
Nous disons:
– Nous aussi, nous avons besoin de voir, Père. Seuls les gens stupides essaient de passer la frontière de nuit. La nuit, la fréquence des patrouilles est multipliée par quatre et la zone est continuellement balayée par les projecteurs. Par contre, la surveillance se relâche vers onze heures du matin. Les gardes-frontière pensent que personne n'est assez fou pour essayer de passer à ce moment-là.
Père dit:
– Vous avez certainement raison. Je me fie à vous.
Nous demandons:
– Vous permettez que nous fouillions vos poches pendant que vous mangez?
– Mes poches? Pourquoi?
– Il ne faut pas qu'on puisse vous identifier. S'il vous arrive quelque chose et si on apprend que vous êtes notre père, nous serions accusés de complicité.
Père dit:
– Vous pensez à tout.
Nous disons:
– Nous sommes obligés de penser à notre sécurité.
Nous fouillons ses habits. Nous prènons ses papiers, sa carte d'identité, son carnet d'adresses, un billet de train, des factures et une photo de notre Mère. Nous brûlons le tout dans le fourneau de la cuisine, sauf la photo.
A onze heures, nous partons. Chacun de nous porte une planche.
Notre Père ne porte rien. Nous lui demandons seulement de nous suivre en faisant le moins de bruit possible.
Nous arrivons près de la frontière. Nous disons à notre Père de se coucher derrière le grand arbre et de ne plus bouger.
Bientôt, à quelques mètres de nous, passe une patrouille de deux hommes. Nous les entendons parler:
– Je me demande ce qu'il y aura à bouffer.
– La même merde que d'habitude.
– Il y a merde et merde. Hier, c'était dégueulasse, mais parfois c'est bon.
– Bon? Tu ne dirais pas ça si tu avais déjà mangé la soupe de ma mère.
– Je n'ai jamais mangé la soupe de ta mère. De mère, moi, je n'en ai jamais eu. Je n'ai jamais mangé que de la merde. A l'année, au moins, je mange bien de temps en temps.
La patrouille s'éloigne. Nous disons:
– Allez-y, Père. Nous avons vingt minutes avant l'arrivée de la patrouille suivante.
Père prend les deux planches sous les bras, il avance, il pose une des planches contre la barrière, il grimpe.
Nous nous couchons à plat ventre derrière le grand arbre, nous bouchons nos oreilles avec nos mains, nous ouvrons la bouche.
Il y a une explosion.
Nous courons jusqu'aux barbelés avec les deux autres planches et le sac de toile.
Notre Père est couché près de la seconde barrière.
Oui, il y a un moyen de traverser la frontière: c'est de faire passer quelqu'un devant soi.
Prenant le sac de toile, marchant dans les traces de pas, puis sur le corps inerte de notre Père, l'un de nous s'en va dans l'autre pays.
Celui qui reste retourne dans la maison de Grand-Mère.