L'ordonnance
Nous sommes couchés sur le banc d'angle de la cuisine. Nos têtes se touchent. Nous ne dormons pas encore, mais nos yeux sont fermés. Quelqu'un pousse la porte. Nous ouvrons les yeux. La lumière d'une lampe de poche nous aveugle. Nous demandons:
– Qui est là?
Une voix d'homme répond:
– Pas peur. Vous pas peur. Deux vous êtes ou moi trop boire?
Il rit, il allume la lampe à pétrole sur la table et éteint sa lampe de poche. Nous le voyons bien maintenant. C'est un militaire étranger, sans grade. Il dit:
– Moi être ordonnance du capitaine. Vous faire quoi, là?
Nous disons:
– Nous habitons ici. Chez notre Grand-Mère.
– Vous petits-fils de Sorcière? Moi jamais vu encore vous. Vous être ici depuis quand?
– Depuis deux semaines.
– Ah! Moi être parti permission chez moi, dans mon village. Bien rigolé.
Nous demandons:
– Comment se fait-il que vous parliez notre langue?
Il dit:
– Ma mère naître ici, dans votre pays. Venir travailler chez nous, serveuse dans bistrot. Connaître mon père, se marier avec. Quand moi être petit, ma mère me parler votre langue. Votre pays et mon pays, être pays amis. Combattre l'ennemi ensemble. Vous deux venir de où?
– De la Grande Ville.
– Grande Ville, beaucoup danger. Boum! Boum!
– Oui, et plus rien à manger.
– Ici, bien pour manger. Pommes, cochons, poulets, tout. Vous restez longtemps? Ou seulement vacances?
– Nous resterons jusqu'à la fin de la guerre.
– Guerre bientôt finie. Vous dormir là? Banc nu, dur, froid. Sorcière pas vouloir prendre vous dans chambre?
– Nous ne voulons pas dormir dans la chambre de Grand-Mère. Elle ronfle et elle sent mauvais. Nous avions des couvertures et des draps, mais elle les a vendus.
L'ordonnance prend de l'eau,chaude dans le chaudron sur le fourneau et dit:
– Moi devoir nettoyer chambre. Capitaine aussi revenir permission ce soir ou demain matin.
Il sort. Quelques minutes plus tard, il revient. Il nous apporte deux. couvertures militaires grises.
– Pas vendre ça, vieille Sorcière. Si elle être trop méchante, vous me dire. Moi, poum, poum, je tue.
Il rit encore. Il nous couvre, éteint la lampe et s'en va.
Pendant la journée nous cachons les couvertures dans le galetas.
Exercice d'endurcissement de l'esprit
Grand-Mère nous dit:
– Fils de chienne!
Les gens nous disent:
– Fils de Sorcière! Fils de pute!
D'autres disent:
– Imbéciles! Voyous! Morveux! Ânes! Gorets! Pourceaux! Canailles! Charognes! Petits merdeux! Gibier de potence! Graines d'assassin!
Quand nous entendons ces mots, notre visage devient rouge, nos oreilles bourdonnent, nos yeux piquent, nos genoux tremblent.
Nous ne voulons plus rougir ni trembler, nous voulons nous habituer aux injures, aux mots qui blessent.
Nous nous installons à la table de la cuisine l'un en face de l’autre, et, en nous regardant dans les yeux, nous disons des mots de plus en plus atroces.
L'un:
– Fumier! Trou du cul!
L'autre:
– Enculé! Salopard!
Nous continuons ainsi jusqu'à ce que les mots n'entrent plus dans notre cerveau, n'entrent même plus dans nos oreilles.
Nous nous exerçons de cette façon une demi-heure environ par jour, puis nous allons nous promener dans les rues.