Nous nous arrangeons pour que les gens nous insultent, et nous constatons qu'enfin nous réussissons à rester indifférents.
Mais il y a aussi les mots anciens.
Notre Mère nous disait:
– Mes chéris! Mes amours! Mon bonheur! Mes petits bébés adorés!
Quand nous nous rappelons ces mots, nos yeux se remplissent de larmes.
Ces mots, nous devons les oublier, parce que, à présent, personne ne nous dit des mots semblables et parce que le souvenir que nous en avons est une charge trop lourde à porter.
Alors, nous recommençons notre exercice d'une autre façon.
Nous disons:
– Mes chéris! Mes amours! Je vous aime… Je ne vous quitterai jamais… Je n'aimerai que vous… Toujours… Vous êtes toute ma vie…
A force d'être répétés, les mots perdent peu à peu leur signification et la douleur qu'ils portent en eux s'atténue.
L'école
Ceci s'est passé il y a trois ans.
C'est le soir. Nos parents croient que nous dormons.
Dans l'autre chambre, ils parlent de nous.
Notre Mère dit:
– Ils ne supporteront pas d'être séparés.
Notre Père dit:
– Ils ne seront séparés que pendant les heures d'école.
Notre Mère dit:
– Ils ne le supporteront pas.
– Il le faudra bien. C'est nécessaire pour eux. Tout le monde le dit. Les instituteurs, les psychologues. Au début, ce sera difficile, mais ils s'y habitueront.
Notre Mère dit:
– Non, jamais. Je le sais. Je les connais. Ils ne font qu'une seule et même personne.
Notre Père élève la voix:
– Justement, ce n'est pas normal. Ils pensent ensemble, ils agissent ensemble. Ils vivent dans un monde à part. Dans un monde à eux. Tout cela n'est pàs très sain. C'est même inquiétant. Oui, ils m'inquiètent. Ils sont bizarres. On ne sait jamais ce qu'ils peuvent penser. Ils sont trop avancés pour lèur âge. Ils savent trop de choses.
Notre Mère rit:
– Tu ne vas, tout de même pas leur reprocher leur intelligence?
– Ce n'est pas drôle. Pourquoi ris-tu?
Notre Mère répond:
– Les jumeaux posent toujours des problèmes. Ce n'est pas un drame. Tout s'arrangera.
Notre Père dit:
– Oui, tout peut s'arranger si on les sépare. Chaque individu doit avoir sa propre vie.
Quelques jours plus tard, nous commençons l'école. Chacun dans une classe différente. Nous nous asseyons au premier rang.
Nous sommes séparés l'un de l'autre par toute la longueur du bâtiment. Cette distance entre nous nous semble monstrueuse, la douleur que nous en éprouvons est insupportable. C'est comme si on nous avait enlevé la moitié de notre corps. Nous n'avons plus d'équilibre, nous sommes pris de vertige, nous tombons, nous perdons connaissance.
Nous nous réveillons dans l'ambulance qui nous conduit à l'hôpital.
Notre Mère vient nous chercher. Elle sourit, elle dit:
– Vous serez dans la même classe des demain.
A la maison, notre Père nous dit seulement:
– Simulateurs!
Bientôt, il part au front. Il est journaliste, correspondant de guerre.
Nous allons à l'école pendant deux ans et demi. Les instituteurs partent aussi au front; ils sont remplacés par des institutrices. Plus tard, l'école ferme car il y a trop d'alertes et de bombardements.
Nous savons lire, écrire, calculer.
Chez Grand-Mère, nous décidons de poursuivre nos études sans instituteurs, seuls…
L'achat du papier, du cahier et des crayons
Chez Grand-Mère, il n'y a pas de papier, ni de crayon. Nous allons en chercher dans le magasin qui s'appelle: «Librairie-Papeterie». Nous choisissons un paquet de papier quadrillé, deux crayons et un grand cahier épais., Nous posons tout cela sur le comptoir face au gros monsieur qui se tient derrière. Nous lui disons: