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— Je vais aller chercher Balaam.

Roche se dirigea vers le clocher et Kivrin partit en courant vers les écuries. Elle désirait s’éloigner le plus vite possible, avant un nouveau drame, certaine que la peste se tapissait dans les parages pour s’abattre sur eux.

Elle traversa la cour, entra dans le bâtiment et attacha les paniers sur le dos de l’âne.

Il n’y eut qu’un tintement et elle s’immobilisa pour tendre l’oreille. Le silence. Trois coups pour une femme, se dit-elle. Puis elle comprit. Un coup pour un enfant. Oh, Rosemonde !

Elle tendit la sangle et chargea les paniers. Ils étaient trop petits pour tout contenir et elle devrait également emporter des sacs. Elle en emplit un avec de l’avoine qu’elle ramassa dans ses mains réunies en coupe, puis elle alla chercher de quoi l’attacher. Elle avait vu une cordelette, dans la stalle du poney d’Agnès. Cette ficelle était attachée à un piquet et le nœud refusait de céder. Elle dut se résoudre à retourner dans les cuisines, pour prendre un couteau. Elle en profita pour rapporter les provisions qu’elle avait préparées avant la mort de Rosemonde.

Elle sectionna la petite corde puis jeta le couteau et alla vers l’âne qui rongeait la toile du sac afin de goûter aux grains. Elle termina de le charger puis le fit sortir dans la cour et le guida vers l’église.

Roche n’était visible nulle part. Kivrin devait encore aller chercher des couvertures et des bougies, mais elle souhaitait placer les saints sacrements au fond d’un des paniers. Nourriture, couvertures, bougies… n’avait-elle rien oublié ?

Roche apparut sur le seuil de l’église. Les mains vides.

— Et les saints sacrements ? demanda-t-elle.

Il s’appuya au chambranle, sans répondre. Il avait la même expression hagarde que lorsqu’il était venu lui annoncer la mort de l’intendant. Mais la peste les a tous emportés, se dit-elle. Elle ne peut plus faire de victimes.

— Je dois aller sonner la cloche, dit-il en s’éloignant vers la tour.

— Vous l’avez déjà fait, lui rappela-t-elle. Nous devons partir pour l’Écosse.

Elle perdit du temps pour attacher l’âne au portillon du cimetière, tant ses doigts étaient engourdis par le froid, puis elle courut derrière lui et agrippa sa manche.

— Qu’avez-vous ?

Il dégagea brusquement son bras.

— Je dois sonner les vêpres.

L’expression du prêtre l’effraya. Il ressemblait à nouveau à un brigand, un assassin.

Oh, non ! se dit-elle.

— Il n’est que midi. Il est trop tôt pour les vêpres.

Elle tenta de se convaincre qu’il était simplement épuisé. Nous sommes si las que nos pensées s’embrouillent, pensa-t-elle. Elle saisit à nouveau sa manche.

— Venez, mon père. Nous devons partir, si nous voulons être sortis des bois à la tombée de la nuit.

— Oui, il est tard, et Dame Imeyne sera mécontente.

Oh, non ! Oh, non !

Elle se plaça devant lui et déclara :

— Je m’en charge. Allez vous reposer.

— La nuit tombe, fit-il avec colère.

Il ouvrit la bouche. Du sang et de la vomissure en jaillirent et éclaboussèrent le justaucorps de Kivrin.

Oh, non ! Oh, non !

Il regarda le vêtement souillé et sur ses traits la surprise remplaça la violence.

— Venez, vous devez vous allonger.

Il ne pourra jamais aller jusqu’au manoir, comprit-elle.

— Suis-je à mon tour malade ? demanda le prêtre sans quitter des yeux le vêtement ensanglanté.

— Non, mais vous êtes très las et avez besoin de repos.

Elle le soutint et ils se dirigèrent vers l’église. Il titubait. S’il tombe, je ne pourrai jamais le relever, se dit-elle. Elle poussa la lourde porte avec son dos pour l’aider à entrer, puis elle le fit asseoir contre le mur.

— Je crains d’avoir trop présumé de mes forces, fit-il.

Il inclina la tête contre les pierres.

— J’ai besoin de dormir un instant.

— Oui, c’est cela. Dormez.

Dès qu’il eut fermé les yeux, elle alla chercher des couvertures et un traversin. À son retour, le prêtre avait disparu.

— Roche ! cria-t-elle en scrutant la nef obscure. Où êtes-vous ?

Pas de réponse. Elle repartit, la literie dans les bras. Il n’était ni dans le clocher ni dans le cimetière, et il n’avait pu aller jusqu’au manoir. Elle retourna dans l’église et se dirigea vers le chœur. Elle le vit, agenouillé devant la statue de sainte Catherine.

— Vous devez vous allonger, lui dit-elle.

Elle étala les couvertures sur le sol.

Il obéit, et elle glissa le traversin sous sa nuque.

— J’ai la peste, n’est-ce pas ?

— Non, vous êtes las, tout simplement. Reposez vous.

Il se tourna sur le flanc mais se redressa peu après, l’expression à nouveau menaçante. Il repoussa les couvertures et lança sur un ton accusateur :

— Je dois sonner les vêpres !

Elle fit tout son possible pour l’empêcher de se lever.

Lorsqu’il se rendormit, elle déchira en bandes le bas du justaucorps pour attacher ses mains au jubé.

— Ne lui faites pas cela, murmurait-elle, sans en être seulement consciente. Par pitié, par pitié, épargnez-le !

Il ouvrit les yeux.

— Dieu exaucera une prière aussi fervente, commenta-t-il avant de sombrer dans un sommeil plus profond, plus paisible.

Elle sortit décharger l’âne. Elle le détacha puis réunit les sacs de nourriture et la lanterne qu’elle porta dans l’église. Roche dormait toujours. Elle alla tirer de l’eau.

À son retour, lorsqu’elle posa un linge humide sur le front du prêtre, il lui déclara sans ouvrir les yeux :

— J’ai eu si peur que vous soyez partie.

Elle lava le sang coagulé autour de sa bouche.

— Je n’irai pas en Écosse sans vous.

— Pas en Écosse, fit-il. Aux Cieux.

Elle grignota du pain rassis et du fromage puis tenta de dormir, mais la froidure l’en empêcha. Quand Roche se tourna et soupira dans son sommeil, elle vit la condensation de son haleine.

Elle alla arracher des piquets de clôture qu’elle vint entasser devant le jubé, pour faire un feu. Mais la fumée envahit la nef bien qu’elle eût laissé les portes ouvertes. Roche toussa et vomit. Cette fois, il ne rendit que du sang. Elle éteignit le feu et alla chercher toutes les fourrures et couvertures qu’elle put trouver. Elle les utilisa pour leur confectionner une sorte de nid.

La fièvre de Roche grimpa pendant la nuit. Il donnait des coups de pied et s’emportait contre Kivrin, dans un langage qu’elle ne pouvait comprendre. Mais elle reconnut :

— Partez, sacrebleu !

Et continuellement, avec fureur :

— La nuit tombe !

Elle prit les cierges de l’autel et du jubé qu’elle plaça devant la statue de sainte Catherine. Lorsque les divagations du prêtre sur l’approche des ténèbres empirèrent, elle alluma les bougies et le couvrit, ce qui eut sur lui un effet apaisant.

Il avait de plus en plus de fièvre et claquait des dents malgré les fourrures. Sa peau s’assombrissait déjà, les vaisseaux sanguins devaient éclater sous l’épiderme. Pas ceci, par pitié !

À l’aube, il allait un peu mieux. Elle constata que son teint ne s’était pas assombri, qu’il s’agissait d’une illusion due à la clarté incertaine des chandelles. Sa fièvre avait chuté et il dormit paisiblement jusqu’en milieu d’après-midi. Il ne vomissait plus, et elle sortit chercher de l’eau avant le crépuscule.

Certains malades avaient bénéficié d’une rémission spontanée, d’autres étaient censés avoir été sauvés par la prière. Tous ne mouraient pas. Dans le cas de la peste pulmonaire, le taux de mortalité ne dépassait pas 90 %.