L’autre femme se leva d’un bond et lui barra le passage.
— Désolée, monsieur. Vous devez attendre ici.
— Il faut que je parle à votre patient.
— Êtes-vous un parent proche ?
— Non, son employeur. C’est très important.
— Il est en auscultation. Je vais déposer une demande d’autorisation de visite.
Elle retourna s’asseoir devant sa console, prête à intervenir au moindre geste suspect.
Dunworthy envisagea d’entrer malgré tout dans la salle d’examen, mais il craignait de se voir interdire à l’avenir les portes de l’hôpital. Par ailleurs, Badri ne pourrait rien lui apprendre. Depuis sa sortie de l’ambulance, il était inconscient.
La réceptionniste le dévisageait, méfiante.
— Ça vous écorcherait vraiment la langue de m’épeler son nom ?
Il s’exécuta puis demanda un téléphone.
— Au bout du couloir. Âge ?
— Je ne sais pas. Dans les vingt-cinq ans. Il travaille à Balliol depuis quatre ans.
Il répondit aux autres questions du mieux qu’il le pouvait puis, après s’être assuré que Gilchrist n’était pas arrivé, il alla téléphoner à Brasenose. Il obtint le concierge, qui décorait un sapin de Noël artificiel posé sur le comptoir de la loge.
— Je dois parler à Puhalski, dit-il.
Il espérait que c’était bien le nom du tech débutant.
— Il n’est pas ici, fit l’homme en utilisant sa main libre pour suspendre une guirlande argentée aux branches.
— Demandez-lui de me rappeler dès son retour. C’est très important. Il pourra me joindre au…
Dunworthy attendit que le concierge eût régularisé les festons de la guirlande et noté l’indicatif sur la boîte des boules de Noël.
— S’il n’arrive pas à me contacter, dites-lui d’essayer le service des urgences de l’hôpital. Quand reviendra-t-il ?
— C’est difficile à dire, déclara l’homme en dépliant le papier de soie qui enveloppait un angelot. Le jour de la rentrée au plus tard.
— Quoi ? Il n’habite pas à l’intérieur de la faculté ?
— Il est rentré dans sa famille sitôt après avoir appris qu’on n’avait pas besoin de lui pour le transfert.
— Alors, il me faut ses coordonnées.
— Je crois qu’il est quelque part dans le pays de Galles. La secrétaire doit le savoir, mais elle s’est absentée.
— Pour longtemps ?
— Je l’ignore. Elle est allée faire des achats à Londres.
Dunworthy attendit qu’il eût redressé les ailes du chérubin puis lui dicta un message, raccrocha et se demanda s’il restait d’autres techs à Oxford pendant les fêtes de Noël. La réponse devait être négative car autrement Gilchrist ne se serait pas contenté d’un débutant.
Il tenta malgré tout de joindre le collège de Madgalen, sans résultat. Il réfléchit et appela Balliol. Pas de réponse non plus. Finch devait montrer Great Tom aux carillonneuses américaines. Il regarda sa montre. Seulement quatorze heures trente. Peut-être étaient-elles encore à table.
Il composa le numéro du réfectoire de Balliol, en vain. Il revint dans la salle d’attente. Gilchrist n’était toujours pas arrivé mais les deux parameds bavardaient avec une religieuse. Gilchrist avait dû retourner à Brasenose pour préparer le prochain transfert, ou le suivant. Peut-être avait-il l’intention d’envoyer Kivrin faire un reportage en direct sur la peste noire.
— Vous voilà enfin, dit l’infirmière. Je craignais que vous soyez parti. Suivez-moi.
Les parameds leur emboîtèrent le pas. Elle ouvrit une porte.
— Vous trouverez du thé sur ce chariot et un W.-C. au bout du couloir.
— Quand pourrai-je voir Badri Chaudhuri ?
— Le docteur Ahrens vous contactera.
La paramed s’affala dans un fauteuil, les mains dans les poches. Son collègue alla brancher la bouilloire électrique. Qu’ils n’aient posé aucune question laissait supposer que c’était la procédure habituelle, mais Dunworthy se demandait pourquoi ils voulaient également voir Badri et pour quelle raison on venait de les conduire dans cette salle d’attente d’une aile différente de l’hôpital.
Il y avait ici aussi des sièges qui torturaient l’épine dorsale et des tables où s’entassaient des brochures édifiantes. Des guirlandes en papier d’aluminium tentaient d’égayer le chariot à thé, fixées par du houx en plastique autoadhésif. Mais il n’y avait pas de fenêtre. C’était un réduit coupé du monde extérieur où les proches d’un malade ou d’un accidenté attendaient qu’on vînt leur annoncer des mauvaises nouvelles.
Dunworthy s’assit, épuisé. Des mauvaises nouvelles, comme une infection, une tension de 96, un pouls de 120 et une température de 39,5°. Le seul autre tech d’Oxford se promenait dans le pays de Galles et la secrétaire de Basingame faisait des courses. Quant à Kivrin, elle était quelque part en 1320, à des jours ou des semaines de la date prévue. Ou des mois.
Le paramed versa dans une tasse du lait et du sucre qu’il touilla en attendant que l’eau fût chaude. Sa collègue s’était endormie.
Dunworthy réfléchissait au décalage temporel. Quand Badri avait dit qu’il était insignifiant, il ne disposait pas des résultats définitifs. Avoir prévu quinze jours de battement se révélait plein de bon sens.
Plus un historien s’éloignait dans le temps, plus le décalage avait tendance à être important. De quelques minutes pour le XXe siècle à quelques heures pour le XVIIIe. Du magdalénien — où on n’envoyait que des sondes — à la Renaissance, les écarts variaient de trois à six jours.
En moyenne. Faire des prévisions s’avérait impossible. Le record était de quarante-huit jours au XIXe siècle et de zéro seconde dans des secteurs inhabités.
Le phénomène n’obéissait à aucune logique. Lors des premiers essais de transfert vers le XXe siècle, Dunworthy avait effectué un aller et retour dans la cour déserte de Balliol, à deux heures du matin le quatorze septembre 1956, et le décalage n’avait été que de cent quatre-vingts secondes. Mais lorsqu’il était retourné là-bas huit minutes plus tard, deux heures s’étaient entre-temps écoulées et il avait failli être vu par un élève qui regagnait en catimini son dortoir après avoir fait le mur.
Kivrin risquait d’être arrivée au Moyen Âge avec six mois de retard.
Mary entra. Elle n’avait pas eu le temps de retirer son manteau. Dunworthy se leva.
— Badri ?
— Toujours aux Urgences. Il nous faut son numéro de S.S. et nous ne trouvons pas son dossier dans les fichiers de Balliol.
Bien qu’échevelée, elle gardait une voix posée.
— Il n’est pas employé par notre faculté mais par l’Université.
— Alors, son secrétariat pourra nous communiquer ses antécédents. Savez-vous s’il est allé récemment à l’étranger ?
— Il a fait un voyage en Hongrie pour le compte du Dix-Neuvième, il y a deux semaines. Depuis, il n’a pas quitté l’Angleterre.
— A-t-il reçu des visites de parents venus du Pakistan ?
— Il n’a plus de famille, là-bas. C’est un fils d’immigrés de la troisième génération. Avez-vous découvert ce qu’il a ?
— Où sont les autres ?
— Gilchrist n’était pas encore arrivé, quand on m’a conduit ici.
— Et Montoya ?
— Elle s’est esquivée juste après le transfert.
— Savez-vous où elle est ?
Pas plus que vous, pensa Dunworthy. Nous étions ensemble.
— Je présume qu’elle est retournée à Witney. Elle consacre tout son temps à ses fouilles.
— Ses fouilles ? répéta Mary.