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Elle toucha sa cuisse, avec douceur car elle se souvenait que le bras de Rosemonde avait été très sensible. Il tressaillit mais ne s’éveilla pas. Elle passa la main sous le haut-de-chausses en veillant à n’être en contact qu’avec le tissu. Il était très chaud.

— Pardonnez-moi, mon père, lui murmura-t-elle.

Elle dirigea sa main vers son entrejambe.

Il hurla et plia convulsivement les genoux. Kivrin avait déjà retiré son bras. Le bubon était énorme, et brûlant. Il aurait fallu le percer des heures plus tôt.

Roche avait crié mais ne s’était pas éveillé. Son visage était tacheté et sa respiration bruyante. Ses brusques mouvements l’avaient découvert. Elle remonta les couvertures. Il se recroquevilla en position fœtale, mais moins violemment que la fois précédente, et elle le borda. Elle prit la dernière bougie du jubé qu’elle plaça dans la lanterne et alluma à un des cierges de sainte Catherine.

— Je reviens dans un instant, dit-elle.

Elle se dirigea vers la porte de l’église.

La clarté la fit ciller, bien que la journée tirât à sa fin. Le ciel était couvert mais le vent ne soufflait plus et il faisait plus chaud à l’extérieur que dans la nef. Elle partit en courant sur le terrain communal, une main sur l’ouverture de la lanterne afin de protéger la flamme.

Elle avait laissé un couteau, dans les écuries. Elle devrait le stériliser, pour inciser le bubon. Il fallait l’ouvrir avant qu’il n’éclate, car en raison de la proximité de l’artère fémorale le poison se répandrait dans le système circulatoire si l’hémorragie ne lui était pas fatale. Il eût fallu intervenir bien plus tôt.

Elle courut dans le passage qui séparait la grange de la porcherie. Une fois dans la cour, elle vit que les portes de l’écurie étaient ouvertes et entendit bouger à l’intérieur. Son cœur s’emballa.

— Qui est là ? demanda-t-elle en levant sa lanterne.

La vache avait pénétré dans une des stalles pour manger l’avoine répandue sur le sol. L’animal leva la tête, meugla et approcha.

— Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi, expliqua-t-elle.

Elle ramassa le couteau et ressortit aussitôt. Le ruminant la suivit avec difficulté, handicapé par ses pis distendus. Il poussait des gémissements pathétiques.

— Va-t’en, lui cria Kivrin, au bord des larmes. Je dois m’occuper de lui, ou il mourra.

Elle regarda le couteau. Il était encore plus sale que lorsqu’elle l’avait pris dans les cuisines. Elle l’avait ensuite jeté sur le sol couvert de crottin et de poussière.

Elle alla prendre le seau posé près du puits. Il ne contenait que quelques centimètres d’eau que recouvrait une pellicule de glace. Elle ne pourrait y tremper totalement l’instrument et allumer un feu pour faire bouillir cette eau lui ferait perdre trop de temps. Le bubon risquait d’éclater d’un instant à l’autre. De l’alcool eût permis d’arriver au même résultat, mais ils avaient utilisé tout le vin pour désinfecter les plaies et donner les derniers sacrements aux mourants. Elle pensa à la bouteille du clerc, dans la chambre de Rosemonde.

La vache vint se frotter contre elle.

— Non, fit Kivrin sur un ton catégorique.

Elle ouvrit la porte du manoir, en tenant la lanterne de l’autre main.

Le vestibule était obscur mais les longs rais dorés et fumeux de la clarté du jour pénétraient par les étroites fenêtres et révélaient l’âtre éteint, la grande table et les pommes qu’elle avait renversées sur son plateau pour les trier.

Les rats ne prirent pas la fuite. Ils la regardèrent avec curiosité, en agitant leurs petites oreilles noires, puis reportèrent leur attention sur les fruits. Ils étaient près d’une douzaine, sur la table. Un autre rongeur, assis sur le tabouret d’Agnès, levait ses pattes antérieures devant sa face et semblait prier.

Elle posa la lanterne sur le sol.

— Sortez d’ici ! leur intima-t-elle.

Les rats regroupés sur la table ne firent aucun cas de cette injonction. Leur congénère isolé la lorgna par-dessus ses pattes jointes.

— Dehors ! cria-t-elle en les chargeant.

Ils ne s’enfuirent pas. Deux allèrent simplement s’abriter derrière la salière et un troisième lâcha la pomme qu’il grignotait. Elle roula et tomba sur le sol couvert de joncs.

Kivrin brandit son couteau.

— Du balai, sale vermine !

Elle l’abattit sur la table et les rats s’égaillèrent enfin.

— Dehors !

Elle balaya les pommes d’un ample mouvement du bras. Les fruits rebondirent et se dispersèrent sur le dallage. De surprise, ou de peur, le rat du tabouret courut vers elle.

— Prends ça !

Elle lança son arme et l’animal fit volte-face pour disparaître au sein des joncs.

— Sortez d’ici !

Elle enfouit son visage entre ses paumes, puis sursauta en entendant meugler la vache qui tendait le cou à l’intérieur de la salle.

— C’est une maladie, murmura Kivrin en tremblant, les mains sur la bouche. Ce n’est la faute de personne.

Elle alla ramasser le couteau et la lanterne. Le ruminant avait voulu franchir la porte et se retrouvait coincé entre ses montants. Il lui adressait des beuglements déchirants.

Kivrin monta dans la chambre malgré les bruissements qu’elle entendait dans les hauteurs. La pièce était glaciale. Le linge tendu par Eliwys devant la fenêtre pendait sur le côté. Le baldaquin effondré formait un monticule, arraché par le clerc lorsqu’il s’y était agrippé pour se lever, et le matelas pendait en partie hors du lit. Des sons s’élevaient de sous le sommier, mais elle ne se pencha pas pour satisfaire sa curiosité. Le lourd manteau du malade était toujours posé sur le couvercle sculpté du coffre.

La bouteille de vin devait être sous le lit. Kivrin se mit à plat ventre et tendit le bras. Elle toucha quelque chose qui roula au contact de ses doigts. Elle dut ramper et s’étirer pour saisir l’objet.

Le bouchon avait sauté. Lorsqu’elle lui avait donné un coup de pied, sans doute.

— Non, fit-elle, désespérée.

Elle resta un long moment à contempler la bouteille vide.

Ils n’avaient plus de vin de messe. Roche avait puisé dans ses réserves pour administrer les derniers sacrements.

Elle se souvint alors de la bouteille qu’il lui avait donnée pour le genou d’Agnès. Elle se glissa à nouveau sous le lit et la chercha à tâtons, avec prudence pour ne pas risquer de la renverser. Elle ne se rappelait pas combien il restait de ce breuvage mais ne pensait pas avoir tout utilisé.

Malgré ses précautions, la bouteille bascula. Elle rattrapa son goulot pendant la chute puis recula et la secoua. Elle était presque pleine. Elle glissa le couteau dans la bande ventrale de son justaucorps et cala le vin sous son bras, puis elle saisit le manteau du clerc au passage et redescendit. Les rats étaient revenus grignoter les pommes, mais ils détalèrent dès qu’elle posa le pied sur la première marche et elle ne leur accorda pas la moindre attention.

La vache bloquait la porte. Kivrin s’arrêta dans le vestibule délimité par les paravents et repoussa les joncs pour poser la bouteille et le reste sur le sol. Puis elle entreprit de pousser l’animal qui protesta par un mugissement contre ces mauvais traitements.

Sitôt dehors, la vache revint vers elle.

— Non, je n’ai pas de temps à te consacrer.

Mais elle alla dans la grange et gravit l’échelle du fenil, pour faire tomber du foin à l’aide d’une fourche. Ensuite, elle retourna prendre ce qu’elle avait laissé dans le vestibule et courut vers l’église.

Roche avait perdu connaissance. Il gisait sur le dos, les jambes et les bras écartés, comme assommé d’un coup de gourdin.