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— Je suis inutile, dit-elle.

— Pourquoi pleurez-vous ?

— Je vous dois la vie, et je ne peux rien faire pour vous.

— Tous les hommes doivent mourir un jour. Nul, pas même le Christ, ne peut le leur épargner.

— Je sais, dit-elle en sanglotant.

— Vous m’avez sauvé, fit-il d’une voix plus intelligible. De la peur et du doute.

Elle essuya ses larmes et prit la main du prêtre dans la sienne. Les doigts étaient glacés et semblaient déjà durcis par la rigidité cadavérique.

— Je suis le plus heureux des hommes car je vous ai près de moi, dit-il.

Il ferma les yeux.

Elle changea de position, pour s’adosser au mur. Tout était sombre, à l’extérieur, et aucune clarté n’entrait par les étroites fenêtres. La chandelle de Dame Imeyne grésilla puis sa flamme se redressa. Kivrin déplaça la tête de Roche afin que son poids ne repose plus sur ses côtes. Il gémit et sa main fut secouée par un spasme, comme s’il tentait de la dégager. Mais elle ne lâcha pas prise. La petite flamme acquit une luminosité soudaine puis les abandonna aux ténèbres.

EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(082808–083108)

Je ne crois pas que je pourrai rentrer, monsieur Dunworthy. Roche m’a indiqué où se situe le point de transfert, mais j’ai des côtes brisées et il n’y a plus ici un seul cheval. Je doute de pouvoir monter à cru l’âne du père Roche.

Je ferai le nécessaire pour que Mlle Montoya retrouve cet enregistrement. Informez M. Latimer qu’en 1348 les inflexions adjectivales n’étaient pas tombées en désuétude et M. Gilchrist qu’il a tort de penser que les statistiques étaient exagérées.

(Pause)

Je ne veux pas que vous vous adressiez le moindre reproche. Je sais que vous seriez venu me chercher, si vous en aviez eu la possibilité. Mais je n’aurais quoi qu’il en soit pas pu repartir avec vous, pas quand Agnès était malade.

J’ai souhaité venir à cette époque, et si je m’en étais abstenue tous ces malheureux seraient restés seuls face à la mort et nul n’aurait jamais su à quel point ils ont été à la fois terrifiés et courageux.

(Pause)

Il existe un fait étrange. Quand je ne pouvais trouver le point de transfert et que l’épidémie approchait, j’avais l’impression que vous étiez très loin de moi. Mais je sais à présent que vous avez toujours été à mes côtés et que rien — ni la peste noire, ni sept siècles, ni la mort — ne pourra jamais me priver du soutien que m’apporte votre affection.

34

— Colin ! cria Dunworthy.

Il saisit le bras de l’enfant qui plongeait vers lui tête baissée.

— Nom de Dieu, qu’est-ce que tu fiches ?

— Vous ne devez pas partir seul, rétorqua Colin en se libérant.

— On ne franchit pas un filet comme un barrage de police, bon sang ! La porte temporelle aurait pu s’ouvrir, et tu te serais fait tuer !

Il rattrapa son bras pour l’escorter vers la console.

— Badri ! On arrête tout !

Mais il ne voyait plus le tech. Il ferma les yeux à demi et constata qu’ils étaient cernés par des arbres. Le sol était blanc de neige et l’air miroitait de cristaux.

— Si vous allez là-bas tout seul, qui veillera sur vous ? demanda Colin. Vous pourriez faire une rechute.

Il regarda derrière Dunworthy et resta bouche bée.

— Sommes-nous dans le passé ?

Dunworthy le lâcha pour chercher ses lunettes dans son pourpoint.

— Badri ! cria-t-il. Il faut rouvrir la porte ! Badri !

Les verres étaient couverts d’une pellicule de glace qu’il gratta avec ses ongles.

— Où sommes-nous ? voulut savoir Colin.

Dunworthy mit ses lunettes. Les arbres étaient centenaires et le givre argentait le lierre entrelacé entre leurs troncs. Kivrin n’était pas dans les parages.

Il avait espéré la trouver au point de transfert, ce qui était ridicule. Badri avait testé le transmetteur et elle n’avait pas regagné leur époque, mais il s’était imaginé qu’elle devait attendre à proximité. Cependant, elle n’était visible nulle part et rien n’indiquait qu’elle était revenue dans cette clairière à un moment ou un autre.

Il n’y avait aucune empreinte de pas, dans la neige. La couche était suffisamment épaisse pour couvrir toute trace antérieure, mais pas au point d’avoir enseveli le chariot et les malles. Et il ne voyait aucune route.

— Je ne sais pas, avoua-t-il.

— Pas à Oxford, en tout cas, déclara Colin en battant des semelles. Il ne pleut pas.

Dunworthy leva les yeux sur un ciel pâle et dégagé. Si le décalage n’était pas plus important que pour le transfert de Kivrin, ce devait être le début de la matinée.

Colin courut vers un groupe de saules rougeâtres.

— Où vas-tu ?

— Chercher le chemin qui est censé passer près d’ici.

Il plongea dans le bosquet et disparut.

— Colin ! Reviens tout de suite !

— Il est là ! Je l’ai trouvé !

— Reviens !

Il réapparut, au sein des branchages.

— Viens ici, ajouta Dunworthy, plus posément.

— Il y a une colline. De son sommet, nous pourrons nous orienter.

Son manteau brun était déjà couvert de neige tombée des branches des saules et son air méfiant indiquait qu’il s’attendait à entendre une mauvaise nouvelle.

— Vous allez me renvover à notre époque, c’est ça ?

— Je le dois, expliqua Dunworthy.

Mais cela ne l’enthousiasmait guère. Badri ne rouvrirait la porte temporelle que deux heures plus tard, et nul n’aurait pu dire dans combien de temps le passage se refermerait définitivement. Il ne pouvait se permettre d’attendre dans cette clairière que Colin retourne au XXIe siècle, ou de le laisser seul en cet endroit.

— Tu es placé sous ma responsabilité.

— Et vous sous la mienne. Grand-tante Mary m’a chargé de veiller sur vous. Vous pourriez faire une rechute.

— Tu ne comprends pas. La peste noire…

— Aucun risque. J’ai eu droit à la streptomycine et au reste. William a convaincu son infirmière de me faire ces piqûres en même temps que les vôtres. Vous n’avez pas le choix. La porte est fermée et il gèle bien trop pour qu’on reste ici sans bouger. Si nous partons tout de suite à la recherche de Kivrin, nous l’aurons trouvée entre-temps.

Il était exact qu’ils ne pouvaient demeurer en cet endroit. Le froid traversait la cape victorienne extravagante et la houppelande de Colin était déjà trempée.

— Nous allons gravir la colline, décida Dunworthy. Mais il faut tout d’abord procéder à une reconnaissance des lieux, pour pouvoir retrouver aisément cette clairière. Et cesse de courir comme ça. Tu ne dois pas sortir de mon champ de vision, compris ? Je ne tiens pas à devoir te chercher, toi aussi.

— Je ne risque pas de me perdre, affirma Colin.

Il fouilla dans son sac et en sortit un objet rectangulaire peu épais.

— C’est un localisateur. Il a été préréglé pour désigner cet endroit.

Il écarta les branches des saules afin d’ouvrir un passage à Dunworthy et ils se dirigèrent vers la route. C’était en fait un simple chemin couvert d’une couche de neige, immaculée à l’exception des traces laissées par des écureuils et un chien, ou un loup. Colin resta docilement à la hauteur de Dunworthy jusqu’à mi-pente puis, n’y tenant plus, il fila en courant.