Les brindilles étaient gelées et se baisser pour les ramasser la soumettait à une véritable torture. Finalement, elle s’accroupit en veillant à garder la tête droite. La souffrance était peut-être due au froid intense. Faire un feu s’imposait.
Les branches et les feuilles mortes étaient saturées d’humidité. Il lui fallait trouver du petit bois sec et un bâton pointu. Elle empila ce qu’elle avait ramassé au pied d’un arbre et retourna vers le chariot.
Elle utiliserait des éclats de planches brisées. Des échardes se plantèrent dans ses paumes, mais au moins ce bois n’était-il pas détrempé. Elle se pencha et eut des étourdissements.
— Tu devrais t’allonger, se conseilla-t-elle.
Elle s’assit, en se retenant aux montants du chariot.
— Docteur Ahrens, vous devriez chercher un remède aux effets du décalage temporel. C’est insupportable.
Une fois couchée, peut-être irait-elle mieux. Mais il lui faudrait pour cela s’incliner et le simple fait d’y penser lui donnait des nausées.
Elle rabattit le capuchon du manteau sur sa tête et ferma les yeux, ce qui concentra la douleur à l’intérieur de son crâne. Le décalage temporel n’était pas en cause. Les troubles auraient dû s’atténuer. Le docteur Ahrens avait parlé de légères migraines, de lassitude. Elle n’avait à aucun moment mentionné des nausées, ni cette sensation de froid intense.
Elle s’emmitoufla dans sa cotte et son manteau. Elle grelottait.
Je vais geler, pensa-t-elle. Je dois me lever et faire du feu, mais le froid me paralyse. Je regrette que vous vous soyez trompé, monsieur Dunworthy. Elle eût tant aimé être réchauffée par les flammes d’un bûcher.
S’endormir sur ce sol glacé eût été impossible. Elle ne remarqua pas le réchauffement de son corps. Dans le cas contraire, elle eût redouté l’engourdissement de l’hypothermie et tenté de le combattre. Mais elle dut s’assoupir car lorsqu’elle rouvrit les yeux la nuit était tombée. Allongée sur le dos, elle voyait des étoiles scintiller au-delà d’un enchevêtrement de branches.
Elle avait glissé sur le sol, la nuque calée contre la roue. Elle tremblait toujours mais ne claquait plus des dents. Les élancements faisaient vibrer son crâne et tout son corps était ankylosé.
Ce n’est pas normal, se dit-elle, prise de panique. Pouvait-on être allergique aux voyages temporels ? Dunworthy n’avait pas mentionné cette possibilité, alors qu’il l’avait mise en garde contre une multitude de dangers : viol, choléra, typhoïde et peste.
Elle tâta la bosse due aux antiviraux. Le renflement n’était pas douloureux et les démangeaisons avaient cessé. Était-ce normal ?
Elle redressa la tête, eut des vertiges et laissa redescendre sa nuque. Elle sortit les mains de sous son manteau, pour les joindre et les rapprocher de son visage.
— Monsieur Dunworthy, murmura-t-elle. Vous devriez venir me chercher.
Elle se rendormit. À son réveil elle entendait les sons cristallins des chants de Noël. Dieu soit loué, pensa-t-elle. Ils ont rouvert le passage. Elle tenta de s’asseoir contre la roue.
— Oh, monsieur Dunworthy ! Je suis si heureuse que vous ayez reçu mon message !
Les tintements s’amplifiaient et elle voyait une lueur danser dans le lointain. Elle se redressa plus encore.
— Vous avez allumé le feu. Vous aviez raison, pour le froid.
La roue du chariot était glacée. Elle claquait des dents.
— Le docteur Ahrens également. J’aurais dû attendre que le renflement se résorbe. J’ignorais que la réaction serait si violente.
Ce n’était pas un feu mais une lanterne. La lanterne de Dunworthy qui venait la secourir.
— Je n’ai pas attrapé un virus, au moins ? Ou la peste ?
S’exprimer était pénible, quand les dents s’entrechoquaient à ce point.
— Ce serait épouvantable, mais pas anachronique.
Elle rit. Un gloussement aigu hystérique qui risquait d’inquiéter M. Dunworthy.
— Tout va bien, lui dit-elle. Je…
Il s’arrêta. Le cercle de clarté dansait devant elle. Sur des chaussures de cuir informes, identiques à celles qui avaient laissé l’empreinte. Elle voulait lui demander pourquoi M. Gilchrist l’avait affublé d’une tenue médiévale pour aller la chercher mais les balancements de la lumière l’étourdissaient.
Elle ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, Dunworthy s’accroupissait devant elle. Il avait posé sa lampe, qui n’éclairait que son capuchon et ses mains jointes.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, dit-elle. Je me sens seulement un peu patraque.
Il releva la tête et lui dit :
— Certes, it been derlostuh dayes forgott foreto getest hissahntes im aller.
Il avait un faciès de bandit de grand chemin. C’était l’homme qui l’avait longuement observée puis s’était éclipsé pour revenir à la faveur de la nuit.
Kivrin voulut lever les mains et le repousser, mais le manteau lestait ses bras.
— Partez, dit-elle. Partez.
Sur un ton interrogateur, il tint d’autres propos dont elle ne comprit pas un traître mot. C’est du moyen anglais, se dit-elle. Je l’ai étudié trois ans. C’est la fièvre qui m’empêche de me concentrer.
Il répéta la question, ou en posa une autre. Elle ne pouvait même pas être fixée sur ce point.
Parce que je suis très malade.
— Sire… commença-t-elle.
Mais elle avait oublié la suite. Elle ne se souvenait que du latin liturgique.
— Domine, ad adjuvandum me festina, dit-elle.
Il inclina la tête et parla d’une voix si basse qu’elle ne put l’entendre. Puis elle dut perdre à nouveau connaissance, car il l’avait soulevée et la portait. Elle entendait toujours les tintements en provenance du transmetteur et elle tenta de déterminer quel était leur point d’origine. Mais les claquements de ses dents les couvrirent.
— Je suis malade, dit-elle comme il l’installait sur un cheval blanc.
Elle bascula et dut agripper sa crinière pour ne pas tomber. L’homme la retint en la prenant par la taille.
— Je ne comprends pas. On m’a pourtant vaccinée.
Il partit en tenant l’âne qui faisait tintinnabuler les clochettes de sa bride.
Monsieur Dunworthy, vous devriez venir me chercher.
7
— Je le savais ! s’exclama Mme Meager en se ruant sur eux. Il est malade ! Il a pris froid en ramant !
Mary s’avança d’un pas.
— Il est interdit d’entrer dans ce secteur.
Mais la femme continua sur sa lancée. Son poncho transparent projetait des gouttes de pluie de tous côtés alors qu’elle les chargeait en balançant sa valise tel un gourdin.
— Vous ne me chasserez pas ! Je suis sa mère ! J’exige de le voir !
Mary leva la main et lança d’une voix autoritaire :
— Stop !
Chose surprenante, Mme Meager obtempéra et son expression s’adoucit.
— Vous ne pouvez refuser à une maman de voir son petit garçon, fit-elle sur un ton suppliant. Comment va-t-il ?
— Pour autant que je le sache, William se porte comme un charme. Pourquoi le croyez-vous malade ?
— Quand le chef de station a parlé de quarantaine, j’ai eu un affreux pressentiment. Il n’a pas dû prendre ses vitamines.
Elle posa sa valise et foudroya Dunworthy du regard.
— J’ai demandé à cet individu de veiller sur mon fils, mais il m’a répondu que William était un grand garçon.