Puis elle se souvint qu’elle était sur un bûcher et que M. Dunworthy ne saurait jamais ce qui lui était arrivé.
— Je m’appelle Kivrin. Dites à M. Dunworthy…
— Puissiez-vous voir le Rédempteur avec des yeux bénis par la grâce de la vérité devenue manifeste, disait le prêtre qui s’était métamorphosé en bandit de grand chemin.
— Je vais mourir, n’est-ce pas ?
Il prit sa main et affirma :
— Vous n’avez rien à redouter.
— Ne me laissez pas.
— Je n’en ai pas l’intention, répondit-il derrière le rideau de fumée qui le dissimulait. Puisse Dieu Tout-Puissant avoir pitié de vous, vous pardonner vos péchés et vous conduire à la vie éternelle.
— S’il vous plaît, monsieur Dunworthy, venez me chercher, implora-t-elle alors que les flammes s’élevaient autour d’elle en grondant.
Domine, mittere digneris sanctum Angelum tuum de caelis, qui custodiat, foveat, protegat, visitet, atque defendat omnes habitantes in hoc habitaculo.
Exaudi orationim meam et clamor meus ad te veniat.[1]
Exauce ma prière et fais que mon cri parvienne jusqu’à Toi.
9
— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Dunworthy.
— Je gèle.
Il remonta sur les épaules du malade une couverture aussi fine que le papier de sa blouse. Qu’il eût froid n’avait rien d’étonnant.
— Merci, murmura le tech en fermant les yeux.
Dunworthy regarda les moniteurs. La température de Badri restait stable à 39,9°, sa main était brûlante même à travers le gant et ses ongles avaient une étrange coloration bleuâtre. Sa peau semblait plus sombre, elle aussi, et son visage était encore plus émacié que lors de son admission.
La religieuse de faction, une femme dont la silhouette évoquait un peu trop Mme Meager au goût de Dunworthy, vint annoncer d’une voix bourrue :
— La liste de ses contacts directs est là.
Elle désigna le clavier du moniteur de gauche.
Un tableau apparut sur l’écran. Son nom et ceux de Mary et de la sœur figuraient au sommet, avec les lettres T.P. entre parenthèses, sans doute pour indiquer qu’ils avaient porté des tenues protectrices lors de chaque entrevue.
— Défilement, demanda-t-il.
Lundi matin, Badri était allé à Londres afin de préparer un transfert pour le Collège de Jésus. Il avait regagné Oxford à midi, par le métro.
Il était passé voir Dunworthy à quatorze heures trente et ils étaient restés ensemble jusqu’à seize heures. Dunworthy saisit cette information. Le tech lui avait dit qu’il était également allé dans la capitale le dimanche. Il tapa : « Londres — téléphoner à Jésus pour les horaires. »
— Il n’a plus toute sa tête, commenta la religieuse.
Elle contrôla le débit des perfusions, tendit la couverture et ressortit.
Badri s’éveilla et entrouvrit les paupières.
— J’ai quelques questions à vous poser, lui dit Dunworthy. Nous devons savoir qui vous avez approché.
— Kivrin, murmura-t-il. Dans le laboratoire.
— Ce matin. Et auparavant ?
— Non.
— Qu’avez-vous fait, hier ?
— J’ai contrôlé le transmetteur.
— Toute la journée ?
Le tech secoua la tête, ce qui fut à l’origine d’un chapelet de bips et de crêtes sur les graphiques.
— Je suis allé vous voir.
— J’ai lu le mot que vous m’avez laissé. Et ensuite ? Avez-vous vu Kivrin ?
— J’ai repris les calculs de Puhalski.
— Étaient-ils exacts ?
Il fronça les sourcils.
— Oui.
— En êtes-vous certain ?
— Absolument. J’ai fait une vérification et une comparaison.
Dunworthy se sentait soulagé. Les coordonnées spatiales étaient bonnes.
— Et en ce qui concerne le décalage ?
— J’ai mal au crâne. J’ai trop bu, à cette soirée.
— Quelle soirée ?
— Je suis crevé.
— Où êtes-vous allé ? insista Dunworthy qui se comparait à un tortionnaire de l’Inquisition. Quand ? Lundi ?
— Mardi. Trop bu.
Il détourna la tête.
— Reposez-vous. Essayez de dormir.
— Content de vous avoir vu.
Il s’assoupit. Dunworthy partageait son attention entre le tech et les moniteurs. Il pleuvait. Il entendait les gouttes crépiter derrière les rideaux tirés.
L’état de Badri était critique. Dunworthy s’était jusqu’alors trop inquiété au sujet de Kivrin pour s’en rendre compte. Il était mal placé pour adresser des reproches à Montoya et aux autres. Tous avaient des soucis et cette affaire leur compliquait l’existence. Même Mary, qui redoutait une épidémie et envisageait de réquisitionner Bulkeley-Johnson, n’avait pas conscience de l’épreuve que vivait cet homme dont la fièvre frôlait 40° malgré les antiviraux.
Dunworthy écoutait la pluie et la cloche de St. Hilda qui sonnait les quarts d’heure. La sœur vint lui annoncer qu’elle avait terminé sa permanence. Une infirmière blonde, plus mince et avenante, passa jeter un coup d’œil aux perfusions et aux moniteurs.
Badri émergeait de l’inconscience au prix d’efforts qui l’épuisaient. Il ne pouvait plus se concentrer sur les questions que Dunworthy continuait de lui poser.
La soirée avait eu lieu à Headington. Il était ensuite allé dans un pub dont il ne se rappelait plus le nom. Il avait consacré la nuit de lundi à vérifier les travaux de Puhalski, seul dans le laboratoire. Il était arrivé de Londres à midi. Par le métro. Ils n’auraient pu retrouver tous ses passagers, tous les participants à la soirée et tous les individus que le tech avait côtoyés même s’ils avaient connu leurs noms.
— Comment êtes-vous venu à Brasenose, ce matin ?
— Ce matin ? Il y a longtemps que je dors ?
Dunworthy regarda sa montre.
— Il est vingt-deux heures. Vous avez été admis à l’hôpital à treize heures trente. Ce matin, vous avez envoyé Kivrin dans le passé. Quand avez-vous constaté que vous étiez malade ?
— Quel jour sommes-nous ?
— Le vingt-deux décembre.
— Quelle est l’année ?
Badri essaya de s’asseoir et Dunworthy lorgna les écrans, inquiet. Sa température approchait 40°.
— 2054, dit-il en se penchant pour le calmer.
— Sauvegarde ! s’écria le tech en s’asseyant dans son lit pour regarder de tous côtés. Où est M. Dunworthy ? Je dois lui parler.
— Je suis là, Badri. Qu’avez-vous à me dire ?
— Savez-vous où il est ? Pourriez-vous lui faire parvenir ce message ?
Il lui tendit un bout de papier imaginaire. Sans doute revivait-il l’après-midi de mardi, son passage à Balliol.
Il jeta un coup d’œil à son poignet.
— Il est tard, je dois retourner au transmetteur. Le labo est-il ouvert ?
— Que voulez-vous dire à M. Dunworthy ? Ça concerne le décalage ?
— Non. Faites attention, vous allez la perdre ! Qu’attendez-vous pour aller la chercher ?
La jeune infirmière revint.
— Il délire, l’informa Dunworthy.
Elle lança un regard au patient puis s’intéressa aux moniteurs. Les nombres qui défilaient et les crêtes des graphiques inquiétaient Dunworthy, mais elle garda son calme et se contenta de modifier le débit des perfusions.
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Ô Seigneur, daigne envoyer Tes saints anges des cieux, pour garder, chérir, protéger, visiter et défendre tous ceux qui sont réunis dans cette maison.