Le baldaquin dissimulait le visage de l’homme qui entrait dans la chambre. Des vertiges empêchèrent Kivrin de se pencher pour le voir.
— J’ai pensé que vous seriez auprès de la blessée.
Il portait un justaucorps capitonné, un haut-de-chausses en cuir et une épée. Il s’avança d’un pas.
— Comment va-t-elle ?
— Son état s’améliore. La mère de mon époux est allée lui préparer une décoction de vulnéraire.
Le commentaire sur Rosemonde indiquait qu’il s’agissait de Gawyn, mais Eliwys recula encore et Kivrin se demanda si elle n’avait vu le coupe-jarret de M. Dunworthy qu’en songe, si l’homme au visage cruel n’était pas cet individu.
— N’avez-vous rien appris sur son identité ?
— Non. Tous ses biens ont été volés. J’espérais qu’elle pourrait me parler de ses assaillants…
— Je crains qu’elle n’en soit incapable.
— Serait-elle muette ?
Il se déplaça pour la regarder.
Il était moins grand que dans ses souvenirs, et sous la clarté du jour ses cheveux paraissaient presque blonds. Mais ses traits exprimaient autant de bonté que lorsqu’il l’avait installée sur son étalon.
Après l’avoir trouvée dans la clairière. Le bandit de grand chemin n’avait été qu’une hallucination due à la fièvre et aux peurs de M. Dunworthy, et sans doute se trompait-elle en interprétant la réaction d’Eliwys.
— Non. Elle parle une langue inconnue. Je crains que le coup assené sur son crâne n’ait ébranlé son esprit.
Elle contourna le lit, suivie par l’homme.
— Je vous présente Gawyn, le privé de mon époux.
— Bonjour, gente Dame, fit Gawyn en articulant avec soin, comme s’il la croyait sourde.
— C’est Gawyn qui vous a trouvée dans les bois, précisa Eliwys.
Où, dans les bois ? se demanda Kivrin, désespérée.
— Je suis heureux que vos blessures se cicatrisent. Pouvez-vous me parler de vos agresseurs ?
Je crains de ne pas pouvoir vous parler de quoi que ce soit, pensa-t-elle. Elle n’osait s’exprimer, de peur d’en obtenir la confirmation.
— Combien étaient-ils ? Avaient-ils des chevaux ?
Elle formula sa question dans son esprit et attendit que l’interprète eût traduit toute la phrase, en prêtant une attention particulière aux intonations, avant de demander :
— Où m’avez-vous trouvée ?
Ils échangèrent des regards. Elle lut dans les yeux de l’homme de la surprise, dans les yeux de la femme : « Que vous avais-je dit ? »
— C’est ainsi qu’elle s’exprimait, l’autre nuit, expliqua-t-il. J’attribuais cela au traumatisme.
— Moi également, répondit Eliwys. La mère de mon époux pense qu’elle vient de France.
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas du français, dit-il en se tournant vers Kivrin. Gente Dame, venez-vous d’un autre pays ?
Oui, d’une contrée lointaine dont l’accès se situe dans une clairière que vous seul connaissez.
— Où m’avez-vous trouvée ? répéta-t-elle.
— Les voleurs ont tout emporté, expliqua Gawyn. Mais son chariot est de belle facture et elle avait de nombreux bagages.
— Les siens vont s’inquiéter pour elle.
— Dans quelle partie des bois m’avez-vous découverte ? insista Kivrin.
— Nous troublons son repos, fit Eliwys qui se pencha pour caresser sa main. Chut. Reposez-vous.
Elle s’écarta du lit, suivie par Gawyn qui demanda :
— Voulez-vous que j’aille à Bath en informer Messire Guillaume ?
Eliwys recula. Elle paraissait terrifiée, alors qu’ils étaient restés côte à côte à son chevet, tels de vieux amis. Les peurs de cette femme devaient avoir d’autres origines.
— Souhaitez-vous que je vous ramène votre époux ?
— Non. Il ne peut rentrer avant la fin du procès et il vous a ordonné de rester avec nous, afin de nous protéger.
— En ce cas, permettez-moi de retourner sur les lieux de l’agression pour reprendre mes recherches.
— Dans leur hâte, ces misérables ont pu laisser choir un objet qui nous renseignerait sur ses origines.
Les lieux de l’agression, se répéta Kivrin. Elle tentait d’apprendre par cœur les mots entendus sous le murmure de l’interprète.
— Je vais donc prendre congé.
Eliwys releva la tête.
— À présent ? La nuit va tomber.
— Conduisez-moi sur les lieux de l’agression, demanda Kivrin.
— L’obscurité ne me fait pas peur, Dame Eliwys.
Il ressortit, accompagné par les cliquetis de son épée.
— Emmenez-moi avec vous, l’implora Kivrin.
En vain. Elle se retrouvait seule. Elle s’était bercée d’illusions. L’interprète avait dû lui fournir une version fantaisiste de leurs propos.
Peut-être avaient-ils parlé d’une brebis égarée, ou de son procès pour sorcellerie.
Dame Eliwys avait fermé la porte et plus aucun son n’arrivait jusqu’à elle. Même la cloche s’était tue. La clarté bleuâtre qui filtrait à travers la toile cirée annonçait le crépuscule.
Gawyn retournerait dans les bois. Si la fenêtre surplombait la cour, elle verrait quelle direction il prendrait.
Elle se redressa, et la souffrance manqua la terrasser. Elle laissa descendre ses pieds sur le côté du lit et eut des étourdissements. Elle se rallongea et ferma les yeux.
Vertiges, température et douleurs dans la poitrine. Quels étaient ces symptômes ? La variole débutait par de la fièvre et des frissons, et la syphilis ne se manifestait qu’après deux ou trois jours. Elle regarda ses bras, mais ne vit aucun bouton. L’incubation de la variole durait de dix à vingt et un jours et elle n’avait pu attraper ce virus avant son départ, un siècle après sa disparition définitive.
On l’avait en outre vaccinée contre cette maladie, la fièvre typhoïde, le choléra et la peste. Alors, de quoi s’agissait-il ? La danse de Saint-Guy ? Quelque chose contre quoi on ne l’avait pas protégée, en tout cas. Mais son système immunitaire renforcé aurait dû pouvoir combattre n’importe quelle infection.
Elle entendit courir dans l’escalier.
— Mère ! cria Agnès. Rosemonde n’a pas attendu !
Son élan fut stoppé par la lourde porte qu’elle dut pousser, mais dès qu’elle fut à l’intérieur elle reprit de la vitesse pour aller vers le siège en gémissant :
— Mère ! C’était à moi de le dire à Gawyn !
Elle interrompit ses sanglots sitôt qu’elle constata que sa mère n’était plus dans la pièce. Elle s’accorda un moment de réflexion puis repartit vers la porte. À mi-chemin, elle obliqua vers le lit et dit :
— Je sais qui vous êtes. La dame que Gawyn a trouvée dans les bois.
Kivrin hocha la tête, pour ne pas l’effrayer par des propos que l’interprète déformerait sans doute.
— Vous n’avez pas de cheveux. Ce sont les bandits qui les ont pris ? Maisry dit qu’ils ont aussi volé votre langue. Vous avez mal à la tête ?
Une autre confirmation muette.
— Moi, c’est au genou.
Elle s’aida des deux mains pour lever la jambe blessée et montrer le bandage malpropre. Imeyne avait vu juste, le pansement glissait déjà. Kivrin avait cru à une simple égratignure mais l’entaille était profonde.
Agnès sautilla, lâcha sa jambe et se pencha vers le lit.
— Allez-vous mourir ?
Ça se pourrait, pensa Kivrin. Au XIVe siècle, la variole était fatale dans 75 % des cas et l’efficacité de son système immunitaire laissait à désirer.
— Frère Hubard est mort, dit Agnès. Gilbert aussi. Il est tombé de cheval. J’ai vu sa tête. Elle était toute rouge. Rosemonde dit que frère Hubard avait la maladie bleue.