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— Veuillez m’excuser d’avoir pénétré dans votre jardin, dit-elle en se tournant.

Vers la vache qui étirait son cou par-dessus la clôture pour paître des brins d’herbe entre les feuilles mortes.

Elle devait regagner le manoir. Elle prit appui sur le dos osseux du ruminant pour tirer le portillon et rabattre la lanière de cuir. L’animal la suivit sur quelques pas puis reporta son attention sur le jardin.

La porte d’une des cabanes où nul n’aurait pu vivre s’ouvrit sur un enfant qui se figea, bouche bée.

— S’il te plaît, puis-je me reposer chez toi un moment ?

Il était d’une maigreur impensable. Ses membres étaient aussi fins que les piquets de la clôture.

— Cours au manoir, et dis que je suis malade.

Le froid bleuissait les pieds nus de ce jeune garçon. Ses gencives étaient ulcérées, ses joues et sa lèvre supérieure maculées de sang séché. Le scorbut, pensa-t-elle. Il est encore plus mal en point que moi. Elle répéta malgré tout :

— Va au manoir chercher de l’aide.

Il leva une main osseuse, pour se signer.

— Bighaull emeurdroud ooghattund enblastbardey, fit-il en reculant.

Oh, non, voilà que ça recommence ! se dit-elle.

— Aide-moi, par pitié !

Elle crut qu’il avait compris, mais il s’enfuit.

— Attends ! lui cria-t-elle.

Il disparut. Kivrin regarda la cabane qui ressemblait à une meule de foin — des touffes d’herbe et de chaume tassées entre des piquets, avec en guise de porte des brindilles liées par des bouts de ficelle, un obstacle qu’un loup aurait pu abattre en soufflant. Le garçon l’avait laissée ouverte, et elle entra.

L’obscurité et une épaisse fumée dissimulaient l’intérieur. La puanteur était insoutenable, une odeur de basse-cour, de suie, de moisissure et de rats. Kivrin dut se pencher pour passer sous le linteau et quand elle se redressa son crâne percuta une des poutres.

Il n’y avait aucun siège. Des sacs et des outils jonchaient le sol de terre battue et sur le seul meuble, une table de facture grossière, étaient posés un bol en bois et un croûton de pain. Dans une cavité peu profonde creusée au centre de la pièce quelques brindilles se consumaient.

Le point d’origine de la fumée. L’ouverture aménagée dans le toit ne pouvait l’aspirer, tant les trous étaient nombreux dans le revêtement de chaume et les parois délabrées. Elle toussa, et crut que ses poumons éclataient.

Elle s’assit sur un sac d’oignons. Malgré la froidure qui condensait son haleine, elle se sentit mieux. L’été, les relents doivent être insoutenables, se dit-elle.

Un courant d’air glacial rampait sur le sol. Elle emmitoufla ses pieds dans son manteau puis utilisa une serpette pour tisonner le feu. Des flammes hésitantes éclairèrent la cabane. Elle vit d’un côté un appentis qui devait servir d’étable. Elle ne discernait rien au-delà d’une petite séparation mais entendait des bruissements.

Un porc, sans doute, ou une chèvre. Elle remua les braises, pour bénéficier d’un peu plus de clarté.

Les bruits provenaient d’une cage métallique, finement travaillée et incongrue dans une pareille masure. À l’intérieur, les reflets des flammes dansaient dans les yeux d’un rat.

Il était assis et tenait dans ses petites pattes un bout de fromage. Il y en avait d’autres autour de lui, moisis. Plus de nourriture que partout ailleurs dans ce taudis.

Kivrin avait déjà vu un rat lorsqu’on avait recherché ses phobies, en première année. Mais celui-ci appartenait à une espèce disparue depuis au moins un demi-siècle, là d’où elle venait.

Il était magnifique, avec sa robe lustrée, très différent de son descendant du XXIe siècle qui semblait sortir droit des égouts avec ses poils ternes et sa longue queue dénudée répugnante. Elle n’avait pu comprendre pourquoi les hommes avaient autrefois toléré la présence de ces créatures dans leurs granges, et surtout leurs maisons. La pensée qu’un tel animal pouvait nicher dans le mur d’une chambre l’emplissait de répulsion. Cependant, celui-ci était presque sympathique, plus propre que Maisry et sans doute plus intelligent.

— Mais tu es dangereux, lui dit-elle. Le fléau de ce siècle.

Il oublia le bout de fromage pour venir vers elle, en agitant ses moustaches. Il referma les doigts roses de ses petites pattes autour des barreaux de sa prison et lui adressa un regard implorant.

— Je ne peux pas te libérer. Tu dévores des grains, tu souilles la nourriture et tu as des puces. Dans vingt-huit ans, tes petits camarades décimeront la moitié de la population de l’Europe. C’est de vous que Dame Imeyne devrait s’inquiéter, pas des espions français et des prêtres illettrés. J’aimerais ouvrir ta cage, mais tes descendants alourdiraient encore le tribut que l’humanité devra payer à la peste noire.

Comme s’il avait compris, il lâcha les barres verticales et courut dans la cage. En tous sens, frénétique.

Le feu mourait. Kivrin le tisonna, mais il n’y avait plus que des cendres. La porte, qu’elle avait laissée ouverte en attendant l’arrivée des secours, claqua et plongea les lieux dans l’obscurité.

On ne saura pas où me chercher, lorsque Dame Imeyne m’apportera mon dîner et découvrira ma disparition, après les vêpres et la tombée de la nuit.

Le calme la surprit. Elle n’entendait plus le vent, ni le rat. Au sein des braises une brindille craqua et des étincelles plurent sur le sol de terre battue.

Nul ne sait où je suis. Pas même M. Dunworthy.

Elle dramatisait. Eliwys déciderait peut-être d’aller oindre sa tempe d’onguent, Imeyne avait pu renvoyer Maisry au manoir, le garçon scorbutique était peut-être allé avertir des paysans. Et même s’ils débutaient les recherches après les vêpres, ils disposaient de torches et de lanternes. Elle tentait de se convaincre que son cas n’était pas désespéré.

Mais elle avait tort d’imaginer que Gilchrist et Montoya savaient qu’elle avait des ennuis, que M. Dunworthy avait demandé à Badri de contrôler tous les paramètres et de laisser la porte temporelle ouverte. Comme Agnès et Eliwys, ils ignoraient où elle était. Ils la croyaient en sécurité à Skendgate, occupée à dicter à ses mains jointes des commentaires sur les us et coutumes de l’époque. Ils n’apprendraient la vérité que dans deux semaines, lorsqu’ils réutiliseraient le transmetteur.

Le feu s’éteignait et elle ne voyait nulle part de quoi l’alimenter. Le garçon scorbutique était peut-être allé chercher des fagots.

Seul le rat savait où elle était, le représentant d’une espèce qui exterminerait la moitié des Européens. Elle se leva et sortit.

Les champs étaient déserts. Le vent était tombé et elle entendait distinctement la cloche du Sud-Ouest. Des flocons descendaient dans le ciel gris et recouvraient le sol d’un tapis de blancheur. Elle partit vers l’église.

— Kivrin ! Dame Kivrin ! Où étiez-vous passée ?

C’était Agnès, qui arrivait en courant, les joues rougies par l’effort, le froid ou la surexcitation.

— Nous vous avons cherchée partout, fit-elle avant de repartir en criant : Je l’ai trouvée ! Je l’ai trouvée !

— Nous l’avons tous vue en même temps, la reprit Rosemonde.

Elle précédait Dame Imeyne et Maisry, qui avait jeté sa houppelande effilochée sur ses épaules. Ses oreilles rouges et son expression maussade indiquaient qu’on l’avait également tenue pour responsable de la disparition de la malade.

— Tu ne savais pas qui c’était, rétorqua Agnès.

Sans en faire cas, Rosemonde prit le bras de Kivrin.

— Que s’est-il passé ? Pourquoi êtes-vous partie ? C’est Gawyn qui a découvert que vous n’étiez plus là, quand il est monté vous dire qu’il n’avait pas retrouvé vos agresseurs.