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Lui seul peut me guider jusqu’à cette clairière, pensa Kivrin. Et il a fallu que je le rate.

— Où vouliez-vous aller ? lui demanda Dame Imeyne sur un ton accusateur.

Aucune excuse ne lui vint à l’esprit.

— Je me suis égarée.

— Qui pensiez-vous rejoindre ?

— Elle ne connaît personne, voyons, fit remarquer Rosemonde. Elle ne se rappelle rien.

— Je souhaitais retourner là où Gawyn m’a découverte. Je pensais qu’en voyant mes biens je retrouverais…

— La mémoire, compléta Rosemonde. Mais…

— C’était inutile, grommela Imeyne. Gawyn a tout apporté au manoir.

— Votre chariot et vos malles, précisa Rosemonde.

La cloche sonnait désormais le glas de ses espoirs.

— La température est trop basse pour que nous nous attardions ici, ajouta Rosemonde. Dame Katherine est affaiblie. Nous devons rentrer avant qu’elle ne prenne froid.

C’est chose faite, pensa Kivrin. Et Gawyn a emporté tout ce qui m’aurait permis de me repérer.

— Tout ceci est ta faute, Maisry, cria Dame Imeyne en poussant la servante vers Kivrin afin qu’elle prit son bras. Tu n’aurais pas dû la laisser seule.

Maisry était si sale que Kivrin s’écarta.

— Pouvez-vous marcher ? demanda Rosemonde qui ployait sous son poids. Devons-nous aller chercher la jument ?

Être ramenée sur un cheval, telle une prisonnière, était pour elle une pensée insupportable.

— Non, non, j’irai à pied.

Elle dut accepter le soutien du bras crasseux de la servante. Elle passa lentement devant les huttes, la maison de l’intendant, l’enclos des porcs. Elle vit dans la cour la souche d’un gros frêne aux racines tourmentées pointillées de flocons.

— Elle va faire une rechute, c’est certain, grommela Imeyne en désignant la porte à Maisry.

Il neigeait dru, à présent. La servante tira un verrou qui ressemblait à la fermeture de la cage du rat. J’aurais dû le libérer, se reprocha Kivrin.

Dame Imeyne fit signe à Maisry d’aller la soutenir.

— Non, refusa Kivrin.

Et ce fut sans aide qu’elle franchit le seuil et s’avança dans le vestibule obscur.

EXTRAIT DU GRAND LIVRE
(005982–013198)

18 décembre 1320 (calendrier julien). J’ai voulu retourner au point de transfert mais j’en ai été incapable et j’ai fait une rechute. J’ai mal sous les côtes à chaque inspiration. Quand je tousse — ce qui est fréquent —, il me semble que mes poumons se déchirent. Je suis en sueur sitôt que j’essaie de m’asseoir. J’ai une forte fièvre. Le docteur Ahrens m’a appris que ce sont les symptômes de la pneumonie.

Dame Eliwys n’est pas encore revenue. Imeyne a appliqué un cataplasme nauséabond sur ma poitrine et envoyé chercher l’épouse de l’intendant. Je pensais qu’elle voulait lui reprocher d’avoir squatté le manoir, mais elle lui a simplement déclaré : « La blessure a enfiévré ses poumons. » La femme a examiné ma tempe puis emmené son enfant, un nourrisson qu’elle avait dans les bras en entrant. Elle m’a ensuite apporté un bol de décoction amère. Sans doute à base d’écorce de saule ou d’un autre fébrifuge, car ma température a baissé et la souffrance s’est atténuée.

Petite et émaciée, elle a un visage anguleux et des cheveux blond cendré. Imeyne doit avoir raison de dire qu’elle pousse son époux au péché. Elle était vêtue d’une cotte ourlée de fourrure dont les manches descendaient frôler le sol, et son bébé était emmailloté dans une couverture de laine finement tissée. Elle parle sans articuler, sans doute pour imiter ses maîtres.

« Les classes moyennes embryonnaires », dirait M. Latimer. Des nouveaux riches qui attendent l’occasion qui se présentera dans trois décennies, quand la peste noire exterminera un tiers des nobles.

— Est-ce la dame des bois ? a-t-elle demandé à Imeyne, en lui souriant comme si elles étaient des amies de longue date.

— Oui, a répondu la vieille femme avec irritation et mépris.

Sans en faire cas, l’épouse de l’intendant s’est approchée du lit avant de reculer d’un pas. Elle seule semble craindre que je sois contagieuse.

— Est-ce la fièvre… ?

L’interprète a sauté le dernier mot, que je n’ai pu reconnaître. Flouronen ? Florentine ?

— La blessure a enfiévré ses poumons.

— Le père Roche nous a dit que lui et Gawyn l’avaient trouvée dans les bois.

L’entendre se référer si familièrement au privé de son fils a irrité Imeyne. La femme de l’intendant l’a compris et est allée préparer l’écorce de saule. Elle n’a pas omis de faire une courbette en sortant.

Après le départ d’Imeyne, Rosemonde est venue me tenir compagnie. Je les soupçonne de l’avoir chargée de me surveiller. Je lui ai demandé s’il était exact que le père Roche accompagnait Gawyn, quand ce dernier m’a découverte.

— Non. Gawyn l’a rencontré sur le chemin du retour et l’a chargé de vous conduire ici pendant qu’il recherchait vos assaillants.

Je ne me souviens du prêtre que dans cette chambre, mais si Rosemonde dit vrai, il sait probablement où est la clairière.

(Pause)

J’ai réfléchi aux propos de Dame Imeyne : « La blessure a enfiévré ses poumons. » Nul n’est conscient que je suis malade. On laisse les enfants entrer dans ma chambre. Même la femme de l’intendant n’a pas hésité à approcher de moi, après avoir entendu cette explication.

Mais elle craignait auparavant que je sois contagieuse, et quand j’ai demandé à Rosemonde pourquoi elle n’avait pas accompagné sa mère chez le valet de ferme, elle m’a répondu :

— Il est malade, voyons.

Elles ne pensent pas que je le suis également. Je n’ai ni pustules ni boutons, et on attribue ma température et mes divagations à mes blessures. Les plaies s’infectent et les cas de septicémie sont fréquents. Pourquoi interdirait-on aux enfants d’approcher d’un blessé ?

Je n’ai apparemment contaminé personne. Cinq jours se sont écoulés, et la durée d’incubation d’un virus varie de douze à quarante-huit heures. Selon le docteur Ahrens, les risques de transmission d’une maladie sont plus grands avant l’apparition des symptômes. J’avais peut-être cessé d’être contagieuse, quand les filles d’Eliwys m’ont rendu leur première visite. À moins qu’elles n’aient déjà eu cette maladie et soient immunisées. La femme de l’intendant a parlé de fièvre florentine, ou flouronen, et M. Gilchrist a mentionné une épidémie de grippe. Peut-être est-ce cela.

C’est l’après-midi. Assise sous la fenêtre, Rosemonde brode un bout de tissu. Blackie dort près de moi. Vous aviez raison, monsieur Dunworthy. Je n’étais pas prête. Tout est différent de ce que j’imaginais. Mais vous avez eu tort de dire que ce n’était pas un conte de fées.

Il y a le Chaperon rouge d’Agnès, la cage du rat, les bols de gruau et les huttes de paille qu’un loup pourrait souffler sans peine. Le clocher fait penser à la tour où on a enfermé Rapunzel et, penchée sur son ouvrage, Rosemonde a tout de Blanche-Neige.

(Pause)

J’ai à nouveau une forte fièvre. Dame Imeyne prie, agenouillée à côté du lit avec son livre d’heures. Rosemonde m’a dit qu’elles avaient envoyé chercher la femme de l’intendant. Compte tenu du mépris qu’elle lui inspire, que Dame Imeyne ait fait appel à ses services indique que je suis au plus mal. Ont-elles également fait mander le père Roche ? S’il passe me voir, je lui demanderai s’il sait où Gawyn m’a trouvée. Les prêtres ne se déplacent que pour les agonisants, mais selon les Probabilités la pneumonie était fatale dans 72 % des cas, en ce siècle. J’attends avec impatience qu’il vienne tenir ma main et m’expliquer où est cette clairière.