Le vicaire faisait des signes à Dunworthy, qui se pencha devant Colin pour se rapprocher de lui.
— On m’a informé que M. Latimer est malade, murmura le vicaire en lui tendant un bout de papier. Pourriez-vous lire la bénédiction à sa place ?
— … messager de Dieu, émissaire de l’amour, concluait le ministre.
Dunworthy regagna le lutrin.
— Veuillez vous lever pour la bénédiction, demanda-t-il.
Il déplia la feuille, lut « Ô Seigneur, retiens ta main vengeresse… », roula le papier en boule et dit :
— Père miséricordieux, protège les absents et guide leurs pas jusqu’à nous.
20 décembre 1320 (calendrier julien). Je suis presque rétablie. Le renforcement de mon système immunitaire ou les antiviraux font enfin effet. Je respire normalement et je ne tousse plus. Je n’hésiterais pas à aller à pied jusqu’au point de transfert, si je savais où est cette clairière.
Ma blessure au front s’est cicatrisée. Dame Eliwys l’a examinée ce matin puis a appelé sa belle-mère pour lui dire : « C’est un miracle. » Mais Imeyne a paru en douter. Elle ne tardera pas à m’accuser de sorcellerie.
Avoir perdu mon statut d’invalide me pose un problème. En plus de craindre que je sois une espionne ou que je vole les couverts, Imeyne se demande qui je suis et comment il convient de me traiter. Dame Eliwys a quant à elle d’autres soucis.
Messire Guillaume est toujours absent, son privé brûle d’amour pour elle et Noël approche. Elle a réquisitionné la moitié des villageois en tant que serviteurs et cuisiniers, mais ils manquent de provisions qu’Imeyne veut envoyer chercher à Oxford ou à Courcy. Agnès complique la situation car elle reste dans leurs jambes et se soustrait constamment à la surveillance de Maisry.
— Il faut demander une gouvernante à Messire Bloet, a insisté Imeyne lorsqu’elles ont retrouvé la fillette dans la grange. Ainsi que du sucre. Nous n’avons pas de douceurs.
Ce qui a paru exaspérer Eliwys.
— Mon époux nous a ordonné…
— Je pourrais la surveiller, ai-je proposé.
J’espérais que l’interprète ne s’était pas trompé en traduisant le mot « gouvernante » et que les historiens n’étaient pas dans l’erreur en déclarant que des femmes bien nées occupaient parfois un tel poste. Je le pense, car Eliwys a été aussitôt soulagée et sa belle-mère m’a fixée avec encore plus de hargne que d’habitude. Me voici donc responsable d’Agnès. Et également de Rosemonde qui m’a demandé de l’aider à faire sa broderie, ce matin.
Les avantages, c’est que je peux les interroger sur leur père et le village, aller aux écuries et à l’église pour voir le prêtre et Gawyn. L’inconvénient, c’est qu’on cache bien des choses aux enfants. Par exemple, Eliwys et Imeyne se sont tues lorsque je suis entrée dans la grande salle avec Agnès, et quand j’ai demandé à Rosemonde pourquoi elles étaient venues ici, elle m’a répondu : « Mon père estime que l’air est plus sain à Ashencote. »
Tel est donc le nom de ce hameau. Il n’est mentionné ni sur la carte ni dans le Grand Livre. Il ne compte qu’une quarantaine d’âmes et peut-être sera-t-il dépeuplé par la peste noire ou absorbé par une agglomération voisine. Je continue malgré tout de croire que c’est Skendgate.
Les filles n’ont jamais entendu prononcer ce nom, mais elles ne sont pas originaires de la région. Agnès a interrogé Maisry, qui ne le connaît pas non plus. Les premières références à Skendgate datent de 1360, et de nombreux noms anglo-saxons seront remplacés d’ici là par des termes plus normands, ou les noms de leurs nouveaux propriétaires. C’est de mauvais augure pour Guillaume d’Iverie et l’issue de ce procès. Mais peut-être sommes-nous dans un autre village, ce qui serait très inquiétant pour moi.
Les sentiments de Gawyn pour Eliwys ne l’empêchent pas d’avoir des aventures ancillaires. J’ai demandé à Agnès de me montrer son poney, au cas où Gawyn serait dans les écuries. Il était effectivement dans une stalle, avec Maisry qui gémissait et râlait. Mais elle n’avait pas une expression plus terrifiée que d’habitude et si elle levait les mains, ce n’était pas pour protéger ses joues mais soulever ses jupes. Tout indique donc que ce n’était ni un viol ni une manifestation d’amour courtois.
J’ai dû distraire l’attention d’Agnès et lui déclarer que je souhaitais visiter le clocher pour la faire sortir des écuries. Une fois là, nous sommes entrées et avons regardé la grosse corde.
— Quand quelqu’un meurt, le père Roche sonne le glas, m’a-t-elle dit. Sinon, le Diable viendrait prendre l’âme du mort qui ne pourrait pas monter au ciel.
Je suppose que c’est une de ces superstitions qui exaspèrent tant Dame Imeyne.
Agnès voulait sonner la cloche mais j’ai pu la convaincre d’aller chercher le prêtre dans l’église.
Nous ne l’avons pas trouvé. Agnès a suggéré qu’il pouvait être auprès du garçon de ferme qui « se raccrochait à la vie, bien qu’il se soit confessé », ou qu’il priait quelque part. « Il aime aller dans les bois », a-t-elle ajouté en regardant l’autel à travers le jubé.
C’est une église normande, avec une travée centrale et des piliers en grès, un sol au dallage irrégulier. Les étroits vitraux sont très sombres et ne laissent filtrer que peu de lumière. Au milieu de la nef, il y a un tombeau, peut-être celui découvert par Mlle Montoya. Sous le gisant, un chevalier aux gantelets croisés sur la poitrine, on peut lire : « Requiescat cum Sanctis tuis in aeternam. » Puisse-t-il reposer avec Tes saints à jamais. Dans les fouilles, une inscription débute par « Requiescat », mais la suite n’a pas encore été dégagée.
Selon Agnès, ce serait le caveau de son grand-père, décédé d’une fièvre il y a longtemps. Il est différent de la tombe de Skendgate, mais des décorations pourront se briser ou s’éroder.
À l’exception de ce gisant et d’une statue de facture grossière, la nef est vide. Les fidèles restent debout, ce qui explique l’absence de bancs, et les effigies des saints ne commenceront à se multiplier que dans deux cents ans.
Un jubé sculpté du XIIe siècle sépare la nef du chœur et de l’autel. De chaque côté du crucifix deux fresques dépeignent le Jugement dernier. Dans l’une, les élus entrent aux cieux, dans l’autre, les pécheurs vont en enfer, mais ils ont tous des expressions et des tenues identiques.
L’autel, très simple, est recouvert d’un linge blanc. Deux chandeliers en argent y sont posés. La statue ne représente pas la Vierge mais sainte Catherine d’Alexandrie. Son corps rapetissé et sa grosse tête sont caractéristiques de la pré-Renaissance. Elle a une étrange coiffe carrée qui descend au ras de ses oreilles et tient sur un bras un enfant pas plus gros qu’une poupée. Une petite bougie jaunâtre et deux lampes à huile étaient posées à ses pieds, sur le sol.
— Dame Kivrin, le père Roche dit que vous êtes une sainte, m’a déclaré Agnès à notre sortie.
Je me suis demandé si ce qu’elle disait au sujet de la cloche et du Diable sur son destrier noir était dû à des confusions du même genre.
— Ce n’est pas parce que je porte le nom de sainte Catherine et toi le nom de sainte Agnès que nous sommes dignes d’être sanctifiées.
— Il dit que, les derniers jours, Dieu enverra ses saints nous guider. Et que vous parlez la langue de Dieu, quand vous priez.
Je me suis efforcée d’être discrète pour dicter mes rapports, mais qu’ai-je fait pendant ma maladie ? Si le père Roche m’a entendue alors que je m’exprimais en anglais moderne, il a cru que j’avais reçu le don des langues. Au moins me prend-il pour une sainte et non pour une sorcière. Cependant, Imeyne était présente et je dois redoubler de prudence.