Imeyne se tourna pour la foudroyer du regard.
— Ce qui risque de le courroucer, c’est d’apprendre que sa fille est si impertinente qu’elle se mêle de ce qui ne la concerne pas.
Elle reporta son attention sur Eliwys.
— Il aura la présence d’esprit de nous rejoindre là-bas.
— Il nous a ordonné de l’attendre ici, rétorqua sa bru. Nous devons respecter ses désirs.
Elle alla regarder les broderies de Rosemonde, mettant ainsi un terme à la conversation.
À titre provisoire, pensa Kivrin. Les lèvres pincées, Imeyne désigna une tache sur la table. La femme aux écrouelles s’empressa de la frotter en redoublant d’énergie.
Imeyne ne renoncerait pas. Elle soulèverait à nouveau la question, avancerait d’autres arguments. Messire Bloet avait du sucre, des joncs, de la cannelle et un aumônier suffisamment instruit pour pouvoir célébrer correctement les messes de Noël. Dame Imeyne ne voulait pas du père Roche et Dame Eliwys était de plus en plus inquiète. Elle risquait de décider d’aller réclamer de l’aide à Courcy, ou de regagner Bath. Trouver le point de transfert devenait urgent.
Kivrin noua le bonnet d’Agnès et le couvrit avec le capuchon de son manteau.
— Je montais Sarrasin chaque jour, à Bath, dit la fillette. J’aimerais pouvoir en faire autant, ici.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ?
— Il n’y a personne pour nous accompagner, intervint Rosemonde. À Bath, notre gouvernante et un des privés de Père nous escortaient.
Il y avait Gawyn, qui pourrait les conduire jusqu’à la clairière, si elle le lui demandait. Il était au manoir. Elle l’avait vu dans la cour, ce matin-là.
Imeyne se dirigea vers Eliwys, pour lui déclarer :
— Si nous sommes condamnées à rester ici, il nous faudra du gibier pour le pâté.
Sa belle-fille posa son fil et son aiguille et se leva.
— Je dirai à l’intendant d’aller chasser avec son fils aîné.
— Qui ira chercher le lierre et le houx, en ce cas ?
— Le père Roche doit s’en charger aujourd’hui même.
— Pour orner l’église, pas le manoir.
— Nous le ferons, proposa Kivrin.
Les deux femmes se tournèrent vers elle. Son désir de rencontrer Gawyn sans témoin lui avait fait oublier toute prudence. Elle s’était permis de prendre la parole la première et de se « mêler de choses qui ne la concernaient pas ». Cela renforcerait la conviction de Dame Imeyne qu’elles devaient aller à Courcy, ne fût-ce que pour trouver une gouvernante moins impudente.
— Pardonnez-moi, gentes Dames, fit-elle en baissant humblement la tête. Mais j’ai conscience que tous sont fort occupés et je pourrais aller cueillir du houx dans les bois avec Agnès et Rosemonde.
— Oui ! s’exclama Agnès. Je monterai Sarrasin.
Eliwys alla pour répondre, mais Imeyne la prit de vitesse.
— Retourner dans les bois où vous avez été victime d’une si brutale agression ne vous inquiète donc pas ?
Elle commettait erreur sur erreur. Comment pouvait-elle proposer de conduire deux enfants là où des brigands étaient censés l’avoir laissée pour morte ?
— Pas avec une escorte, répondit-elle en espérant qu’elle n’aggravait pas son cas. Agnès vient de me dire qu’en temps normal un homme de son père l’accompagnait.
— Oui, confirma la fillette. Gawyn pourrait venir avec nous. Et mon chien aussi.
— Gawyn n’est pas ici, laissa échapper Imeyne.
Elle se dirigea vers les servantes qui récuraient la table.
— Où est-il allé ? s’enquit Eliwys.
Sa voix était posée mais ses joues prenaient des couleurs.
Imeyne arracha le chiffon des mains de Maisry pour frotter une tache rebelle.
— Je l’ai chargé d’une course.
— Vous l’avez envoyé à Courcy, lança Eliwys sur un ton accusateur.
Imeyne se tourna vers elle.
— Séjourner si près de Courcy sans adresser nos salutations à Messire Bloet serait inconvenant. Il pourrait croire que nous voulons l’éviter et il serait peu judicieux d’indisposer un homme aussi puissant…
— Mon époux nous a ordonné de ne révéler notre présence à personne.
— Mon fils ne nous a pas demandé de faire injure à notre voisin et de le dresser contre nous alors que nous avons tant besoin d’être dans ses bonnes grâces.
— Que lui dira Gawyn ?
— Je l’ai simplement chargé de lui transmettre nos salutations. Et de préciser que nous serions ravies de le recevoir pour Noël. N’est-ce pas la moindre des choses, dès l’instant où nos deux familles seront bientôt unies par les liens d’un mariage ? Il viendra avec des provisions et des serviteurs…
— Ainsi que l’aumônier de Dame Yvolde, je présume ?
— Il passera les fêtes avec nous ? demanda Rosemonde.
Elle se leva et ses travaux de couture glissèrent de ses genoux et tombèrent sur le sol.
Les deux femmes la fixèrent. Elles semblaient ne prendre qu’à présent conscience que des témoins assistaient à leur altercation. Eliwys se tourna vers Kivrin.
— Dame Katherine, qu’attendez-vous pour emmener les enfants cueillir du houx ?
— Pas sans Gawyn, fit Agnès.
— Le père Roche pourra vous accompagner.
— Certes, ma Dame, approuva Kivrin.
Elle prit la main de la fillette, pour la guider hors de la salle.
— Messire Bloet va venir ici ? insista Rosemonde.
Ses joues étaient aussi rouges que celles de sa mère, qui lui déclara :
— J’ignore s’il répondra à cette invitation. Accompagne ta sœur et Dame Katherine.
— Je vais monter Sarrasin ! s’exclama Agnès.
Elle échappa à Kivrin et sortit en courant.
Rosemonde ouvrit la bouche pour dire quelque chose, se ravisa et alla prendre sa houppelande derrière les paravents.
— Maisry, fit Eliwys, la table est assez propre. Monte chercher la salière et le plat en argent dans le coffre de la soupente.
Ce fut sans perdre de temps que Maisry s’exécuta et que la femme aux écrouelles s’éclipsa. Kivrin mit son manteau et le noua tout aussi rapidement. Elle redoutait un commentaire de Dame Imeyne sur les bandits de grand chemin, mais les deux femmes attendaient d’être seules pour reprendre leur discussion.
— Est-ce que… commença Rosemonde.
Mais elle s’interrompit et sortit derrière sa sœur cadette.
Kivrin les suivit. Bien que Gawyn fût absent, elle pourrait aller dans les bois en compagnie du prêtre. Selon Rosemonde, cet homme avait rencontré Gawyn sur le chemin du retour. Peut-être connaissait-il lui aussi l’emplacement de la clairière.
Elle gagna les écuries d’un pas rapide. Elle craignait qu’au tout dernier instant Eliwys ne changeât d’avis, à cause de sa faiblesse et des dangers.
Les filles devaient avoir eu la même pensée. Rosemonde tendait la sous-ventrière de sa monture et Agnès était déjà juchée à une hauteur impensable sur un solide alezan qui n’avait d’un poney que le nom. Le garçon qui était venu annoncer à Eliwys que sa jument avait des problèmes tenait ses rênes.
— Ne reste pas là à bayer aux corneilles, Cob ! lui lança Rosemonde. Selle le rouan pour Dame Katherine !
Il lâcha les lanières de cuir et Agnès se pencha pour les saisir.
— Pas la jument de mère, imbécile !
— Nous allons à l’église, Sarrasin, disait Agnès. Et le père Roche nous accompagnera dans les bois.
Elle s’adressa à Kivrin pour préciser :
— Sarrasin adore les promenades.