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Elle brûlait du désir de lui révéler la vérité, de lui dire : « Je suis une historienne. On m’a envoyée étudier votre époque, je suis tombée malade et j’ignore où est le point de transfert. »

— Elle avait même oublié notre langue. J’ai dû lui donner des leçons.

— Vous ne vous rappelez plus qui vous êtes ?

— Non.

— Ni quelles routes vous avez empruntées ?

Elle pouvait enfin cesser de mentir.

— Non, seulement que vous et Gawyn m’avez transportée au manoir.

— Peut-on aller chercher du houx avec vous ? demanda Agnès, lassée par leur conversation.

Sans y prêter attention, il tendit la main comme pour bénir Kivrin. Mais il toucha sa tempe et elle comprit quelles avaient été ses intentions lorsqu’elle l’avait vu à côté du tombeau.

— Vous n’avez pas de balafre, fit-il.

— La blessure s’est cicatrisée.

Agnès tira le bras du prêtre et déclara :

— Il faut partir.

— C’est Dieu qui vous a envoyée parmi nous.

Non, c’est le Médiéval, pensa-t-elle. Mais elle se sentit réconfortée.

— Merci.

— Père Roche, vous irez chercher votre âne et moi, Rosemonde, décida Agnès.

Elle détala et Kivrin dut la suivre. Elles n’avaient pas atteint la porte que le battant s’ouvrit. Rosemonde regarda à l’intérieur, en cillant.

— Il pleut. Avez-vous trouvé le père Roche ?

— Et toi, as-tu ramené Blackie dans les écuries ?

— Oui. Je présume que le prêtre est parti ?

— Non, et il va nous accompagner. Il a joué à cache-cache avec…

— Il est allé chercher son âne, l’interrompit Kivrin.

— Tu m’as fait très peur quand tu as sauté du fenil, ajouta malgré tout la fillette.

Mais sa sœur avait déjà enfourché son cheval.

Il bruinait. Kivrin aida Agnès à se mettre en selle puis se hissa sur le rouan en utilisant le pilier du portillon du cimetière comme escabeau. Le père Roche arriva avec son âne et ils prirent le sentier qui grimpait dans un bosquet derrière l’église, longeait une petite prairie enneigée puis s’enfonçait dans les bois.

— Il y a des loups, ici, dit Agnès. Gawyn en a tué un.

Kivrin ne l’écoutait pas. Elle regardait le prêtre et tentait de reconstituer les événements de l’autre nuit. Selon Rosemonde, Gawyn avait rencontré le père Roche sur la route du retour.

Mais cet homme s’était penché vers elle alors qu’elle se reposait contre la roue du chariot. La clarté vacillante du feu lui avait révélé son visage.

— Rosemonde ne monte pas à cheval comme il sied à une jeune fille, commenta Agnès avec affectation.

Sa sœur aînée avait pris de l’avance et les attendait à un tournant.

— Rosemonde ! lui cria Kivrin.

Elle revint au galop, faillit entrer en collision avec l’âne et s’arrêta brusquement.

— Ne pouvez-vous aller plus vite ? demanda-t-elle avant de faire demi-tour pour repartir à bride abattue.

Ils progressaient dans une forêt touffue, sur un étroit chemin. Kivrin s’intéressait aux arbres et essayait de déterminer si elle les avait déjà vus. Ils passèrent devant un bosquet de saules, trop éloigné et longé par un ruisseau ourlé de glace.

De l’autre côté, elle voyait des platanes lestés de gui et, au-delà, des alisiers espacés aussi régulièrement que dans une plantation. Elle n’en gardait aucun souvenir.

Ils avaient pourtant dû suivre cette route et elle espérait qu’un repère raviverait sa mémoire. Mais rien ne lui était familier. Elle était passée par là de nuit, alors qu’elle était très malade.

Elle ne se rappelait que le point de transfert, et encore était-il estompé par le même brouillard que le voyage vers le manoir. Il y avait une clairière, un chêne et un bosquet de saules. Et le père Roche penché vers elle.

Puis elle était tombée de cheval, à une bifurcation.

Ils n’avaient encore franchi aucune intersection, alors que de nombreux chemins reliaient les villages, les champs et les huttes isolées.

Ils gravirent une colline basse. Une fois au sommet, le prêtre se tourna pour s’assurer qu’elles le suivaient. Il sait où est cette clairière, se dit-elle.

Elles le rejoignirent, mais au-delà la forêt s’étendait à perte de vue. Ils devaient être dans Wychwood, et elle ne pourrait trouver seule le point de transfert dans plus de quatre cents kilomètres carrés de bois. Ici, sa vision portait à moins de dix mètres.

Ils descendirent sur l’autre versant et s’aventurèrent au milieu des arbres. Leur densité la sidérait. Ici, ils se touchaient et les rares espaces libres étaient comblés par des branches mortes, des taillis et la neige.

Elle avait eu tort de se dire qu’elle ne connaissait pas ce lieu. C’était la forêt où Blanche-Neige s’était égarée, tout comme Hänsel et Gretel et de nombreux princes. On y trouvait des loups, des ours et des maisons de sorcières.

Le père Roche attendait près de son âne que Rosemonde revînt vers lui au petit galop. Kivrin craignait qu’il se fût perdu, mais dès qu’elles l’eurent rejoint il coupa à travers bois pour emprunter un chemin encore plus étroit, invisible de la route.

Rosemonde ne pouvait dépasser le prêtre et son âne, mais elle bouillait visiblement d’impatience et Kivrin se demanda à nouveau ce qui la tracassait. Selon Imeyne, Messire Bloet était un puissant allié. Était-ce exact ? Rosemonde n’avait-elle pas entendu son père tenir à son sujet des propos justifiant qu’elle fût angoissée à la simple perspective de passer Noël en sa compagnie ?

Ils s’écartèrent du sentier et passèrent devant des saules, s’enfoncèrent au milieu de sapins et atteignirent un houx.

Kivrin avait vu de tels arbustes dans la cour de Brasenose, mais celui-ci était démesuré. Il les surplombait et empiétait sur le territoire des épineux, une masse de feuilles lustrées pointillées de baies rouge vif.

Le père Roche détacha les sacs du dos de l’âne et Agnès l’aida dans la mesure de ses moyens. Rosemonde sortit de sa cotte un couteau à la lame large et courte, pour tailler les branches les plus basses.

Kivrin crut discerner une zone plus claire et contourna le houx. Ce n’étaient pas des bouleaux mais de la neige.

Agnès vint la rejoindre, suivie par le prêtre qui serrait dans son poing une dague. Kivrin vit à nouveau en lui un bandit, mais il tendit un sac à la fillette.

— Tiens-le ouvert et j’y mettrai les branches.

Il les tranchait et Kivrin les prenait et les glissait dans le sac.

— Père Roche, dit-elle, je tenais à vous remercier d’être resté à mon chevet et de m’avoir conduite au manoir après…

— Votre chute, termina-t-il.

Elle avait eu l’intention de dire : « mon agression », et ses propos la surprirent. Avait-il rejoint Gawyn plus lard, loin de la clairière ? Elle l’avait pourtant vu à côté du chariot.

— Savez-vous où Gawyn m’a trouvée ?

Elle retint sa respiration.

— Oui.

Ivre de joie, elle demanda :

— Est-ce loin d’ici ?

— Guère.

Il apportait une branche qu’il venait de scier.

— Pourriez-vous m’y conduire ?

— Pourquoi ? voulut savoir Agnès qui écartait les bras pour tenir le sac ouvert. Les bandits pourraient revenir.

Le père Roche la dévisageait et semblait se poser la même question.

— Il se peut qu’en voyant cet endroit je me souvienne qui je suis et d’où je viens.

Il lui tendit la branche.

— Je vous y conduirai, dit-il.

— Merci.