Elle fourra le houx dans le sac, que le prêtre attacha et jeta sur son épaule.
Rosemonde vint les rejoindre, en tirant derrière elle un autre sac.
— Avez-vous terminé ? s’enquit-elle.
Le père Roche chargea son âne. Kivrin hissa Agnès sur le poney et aida Rosemonde à se mettre en selle. Le prêtre réunit ses grosses mains pour lui faire la courte échelle.
Il l’avait soulevée et installée sur le cheval blanc, après sa chute. Cela se passait loin du point de transfert et Gawyn n’avait eu aucune raison plausible de revenir avec lui sur les lieux de l’agression. Tout s’embrouillait dans son esprit. La fièvre n’avait-elle pas faussé sa perception des distances ? Ce lieu n’était-il pas plus proche qu’elle ne le supposait ?
Le père Roche regagna le chemin et repartit vers le manoir. Rosemonde le laissa prendre de l’avance puis demanda d’une voix aussi sèche que celle de sa grand-mère :
— Où va-t-il ? Il n’y a pas de lierre, de ce côté.
— Nous allons à l’endroit où les bandits ont attaqué Dame Katherine, expliqua Agnès.
Son aînée dévisagea Kivrin avec suspicion.
— Pourquoi ? Gawyn n’a-t-il pas tout apporté au manoir ?
— Elle espère retrouver ses souvenirs. Dame Kivrin, si vous vous rappelez qui vous êtes, rentrerez-vous chez vous ?
— Certes, déclara Rosemonde. Les siens l’attendent, et elle ne peut rester éternellement auprès de nous.
Elle avait dit cela pour faire réagir sa cadette, et ce fut efficace.
— Bien sûr que si ! Elle est notre gouvernante.
— Elle doit en avoir assez de s’occuper d’un bébé pleurnichard, lança Rosemonde avant de repartir au trot.
— Je ne suis plus un bébé ! Le bébé, c’est toi ! cria Agnès qui se tourna ensuite vers Kivrin pour lui dire : Je ne veux pas que vous me quittiez !
— Je ne suis pas encore partie. Viens, le père Roche nous attend.
Rosemonde était déjà loin sur le chemin enneigé.
Ils traversèrent un ruisseau et virent au loin un embranchement. Leur route s’incurvait sur la droite, l’autre était rectiligne sur une centaine de mètres puis obliquait vers la gauche. À la bifurcation, Rosemonde laissait son cheval piaffer et secouer la tête pour exprimer sa propre impatience.
Je suis tombée à une fourche de la route, se dit Kivrin. Mais il y avait des douzaines d’intersections sur les sentiers qui traversaient la forêt de Wychwood. Le père Roche prit à droite sur quelques mètres puis s’engagea dans les bois.
Elle ne voyait ni saules ni colline. Sans doute suivait-il le chemin emprunté par Gawyn. Elle se rappelait un long voyage, avant leur arrivée à l’embranchement.
Ici, les arbres étaient si rapprochés qu’elles durent mettre pied à terre et mener leurs chevaux par la bride. Il n’y avait aucun sentier visible. Le père Roche s’enfonçait dans la neige, baissait la tête pour passer sous les branches basses, contournait des pruniers épineux.
Kivrin essayait de graver la scène dans sa mémoire pour pouvoir retrouver seule son chemin, mais tout ici se ressemblait. Il lui faudrait revenir avant que la neige eût fondu pour suivre leurs traces et baliser la piste en faisant des encoches dans l’écorce des arbres, ou en semant des miettes de pain comme le Petit Poucet.
Qu’il se fût perdu avec ses frères n’avait rien d’étonnant. Ils ne s’étaient guère éloignés de l’orée de la forêt et il lui était déjà impossible de s’orienter. Hänsel et Gretel auraient pu errer à jamais sans trouver le chemin du retour, ni la maison de la sorcière.
L’âne s’arrêta et le père Roche l’attacha à une branche.
— Que se passe-t-il ? s’enquit Kivrin.
— Nous sommes arrivés.
Mais ce n’était pas le point de transfert, pas même une clairière, seulement un espace dégagé par un chêne dont les branches avaient empêché les autres arbres de croître.
— Pouvons-nous faire un feu ? demanda Agnès.
Elle se dirigea vers un petit tas de cendres et s’assit sur le tronc d’un bouleau déraciné.
— J’ai froid, déclara-t-elle en poussant du pied des pierres noircies.
Le bois mort ne s’était pas consumé longtemps. On avait recouvert les braises de terre, pour les éteindre. Kivrin revoyait le père Roche accroupi devant les flammes, dont les reflets dansaient sur son visage.
— Alors ? lança Rosemonde avec impatience. Vous rappelez-vous quelque chose ?
Elle se souvenait de ce feu de camp, qu’elle avait pris pour son bûcher. Ce n’était pas le point de transfert, mais elle avait pourtant vu le prêtre se pencher vers elle alors qu’elle était adossée à la roue du chariot.
— Êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?
— Absolument, fit-il en fronçant les sourcils.
— Si le méchant homme arrive, je l’embrocherai comme ça ! déclara Agnès.
Elle brandissait devant elle un bâton en partie calciné.
Il se brisa, et elle s’accroupit pour en prendre un autre. Puis elle changea d’avis, s’assit sur le sol et entrechoqua des brindilles pour voir les fragments noircis se rompre et s’envoler.
À l’emplacement qu’avait occupé Kivrin pendant qu’on allumait ce feu. Gawyn s’était penché vers elle et l’éclat des flammes avait embrasé ses cheveux roux. Il avait tenu des propos incompréhensibles puis éteint les braises en les dispersant avec ses bottes. La fumée l’avait aveuglée.
— Vous rappelez-vous qui vous êtes ? voulut savoir Agnès.
— Comment vous sentez-vous ? demanda le père Roche.
— Bien, merci. Je… j’espérais que la vision du lieu de l’attaque me rafraîchirait la mémoire.
Il la dévisagea pensivement puis alla vers son âne.
— Venez, dit-il.
— Vous souvenez-vous de quelque chose ? insista Agnès.
Elle fit claquer ses mains, noires de cendres.
— Tu as sali tes mitaines, lui reprocha sa sœur en la tirant par le bras pour l’obliger à se lever. Et tu as mouillé ton manteau en t’asseyant dans la neige !
Kivrin les sépara et ordonna à Rosemonde :
— Détachez le poney d’Agnès. Nous devons aller cueillir du lierre.
Elle fit tomber la neige collée au vêtement d’Agnès puis essuya sans résultat la fourrure blanche.
Le prêtre les attendait à côté de son âne.
— Nous nettoierons tes mitaines une fois de retour, dit-elle. Viens, le père Roche est prêt.
Kivrin prit les rênes de la jument. Ils revinrent sur leurs pas, puis bifurquèrent vers une route. Elle ne voyait aucun embranchement et s’interrogeait. Tout se ressemblait, ici… des saules, une petite clairière et un chêne.
Reconstituer les événements était facile. Gawyn la conduisait au manoir quand elle avait fait cette chute. Il avait allumé un feu pour la réchauffer puis était allé chercher de l’aide.
À moins que le père Roche n’eût été attiré par l’éclat des flammes. Le prêtre ne connaissait pas l’emplacement du point de transfert et supposait que Gawyn l’avait découverte sous ce chêne.
— Où va-t-il, à présent ? demanda Rosemonde, avec tant de hargne que Kivrin eut envie de la gifler. On trouve du lierre bien plus près de chez nous. Nous serions au chaud à la maison, si Agnès n’avait pas emmené son chiot, et voilà qu’il se met à pleuvoir !
C’était exact. Elle repartit au galop et Kivrin n’envisagea même pas de la retenir.
— Rosemonde est une grincheuse, commenta Agnès.
— Sais-tu ce qui la tracasse ?
— Elle pense à Messire Bloet, qu’elle doit épouser.
— Quoi ?
Imeyne avait parlé de noces, mais Kivrin s’était imaginé qu’elle se référait à une union entre une des filles de leur puissant voisin et un des fils de Messire Guillaume.