— Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune avec calme.
— Et toi, ma pauvre Adèle, toujours aussi entêtée. Il y a quatre ans que je ne t’avais vue, tu n’as pas changé, répondait l’autre en haussant les épaules, mais de sa voix la plus paisible.
Et elles continuaient ainsi à se tenir tête sans la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l’espoir d’en apprendre davantage:
— Est-elle aussi jolie qu’on le dit, la fiancée de Frantz?
Elles le regardèrent, interloquées. Personne d’autre que Frantz n’avait vu la jeune fille. Lui-même, en revenant de Toulon, l’avait rencontrée un soir, désolée, dans un de ces jardins de Bourges qu’on appelle les Marais. Son père, un tisserand, l’avait chassée de chez lui. Elle était fort jolie et Frantz avait décidé aussitôt de l’épouser. C’était une étrange histoire; mais son père, M. de Galais, et sa sœur Yvonne ne lui avaient-ils pas toujours tout accordé!…
Meaulnes, avec précaution, allait poser d’autres questions, lorsque parut à la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe à grands volants; un jeune personnage en habit à haut col et pantalon à élastiques. Ils traversèrent la salle, esquissant un pas de deux; d’autres les suivirent; puis d’autres passèrent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop longues, coiffé d’un bonnet noir et riant d’une bouche édentée. Il courait à grandes enjambées maladroites, comme si, à chaque pas, il eût dû faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunes gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris perçants. Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et l’écolier crut reconnaître, complètement rasé, le compagnon de M. Maloyau, le bohémien qui tout à l’heure accrochait les lanternes.
Le repas était terminé. Chacun se levait.
Dans les couloirs s’organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet… Meaulnes, la tête à demi cachée dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage. Lui aussi, gagné par le plaisir, il se mit à poursuivre le grand pierrot à travers les couloirs du domaine, comme dans les coulisses d’un théâtre où la pantomime, de la scène, se fût partout répandue. Il se trouva ainsi mêlé jusqu’à la fin de la nuit à une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans une chambre où l’on montrait la lanterne magique. Des enfants applaudissaient à grand bruit… Parfois, dans un coin de salon où l’on dansait, il engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hâtivement sur les costumes que l’on porterait les jours suivants…
Un peu angoissé à la longue par tout ce plaisir qui s’offrait à lui, craignant à chaque instant que son manteau entr’ouvert ne laissât voir sa blouse de collégien, il alla se réfugier un instant dans la partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n’y entendait que le bruit étouffé d’un piano.
Il entra dans une pièce silencieuse qui était une salle à manger éclairée par une lampe à suspension. Là aussi c’était fête, mais fête pour les petits enfants.
Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs genoux; d’autres étaient accroupis par terre devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le siège un étalage d’images; d’autres, auprès du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils écoutaient au loin, dans l’immense demeure, la rumeur de la fête.
Une porte de cette salle à manger était grande ouverte. On entendait dans la pièce attenante jouer du piano. Meaulnes avança curieusement la tête. C’était une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune fille, un grand manteau marron jeté sur ses épaules, tournait le dos, jouant très doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout à côté, six ou sept petits garçons et petites filles rangés comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu’il se fait tard, écoutaient. De temps en temps seulement, l’un d’eux, arc-bouté sur les poignets, se soulevait, glissait à terre et passait dans la salle à manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait prendre sa place
Après cette fête où tout était charmant, mais fiévreux et fou, où lui-même avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait là plongé dans le bonheur le plus calme du monde.
Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait à jouer, il retourna s’asseoir dans la salle à manger, et, ouvrant un des gros livres rouges épars sur la table, il commença distraitement à lire.
Presque aussitôt un des petits qui étaient par terre s’approcha, se pendit à son bras et grimpa sur son genou pour regarder en même temps que lui; un autre en fit autant de l’autre côté. Alors ce fut un rêve comme son rêve de jadis. Il put imaginer longuement qu’il était dans sa propre maison, marié, un beau soir, et que cet être charmant et inconnu qui jouait du piano, près de lui, c’était sa femme…
XV.
La Rencontre
Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu’à cacher ses fines chaussures, et un chapeau haut de forme.
La cour était déserte encore lorsqu’il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d’avril. Le givre fondait et l’herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du promeneur.
Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour du domaine, pensant à chaque instant qu’une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:
— Déjà réveillé, Augustin?…
Mais il se promena longtemps seul à travers le jardin et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin.
Meaulnes pour la première fois, regardait en plein jour l’intérieur de la propriété. Les vestiges d’un mur séparaient le jardin délabré de la cour, où l’on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. À l’extrémité des dépendances qu’il habitait, c’étaient des écuries bâties dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis d’arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le domaine déferlaient des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l’est, où l’on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore.