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Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n’expliqua rien. Se détournant soudain il s’en alla dans l’ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de vêtements et de livres.

— Je vais m’apprêter pour repartir, dit-il. Qu’on ne me dérange pas.

Il plaça sur la table divers objets, un nécessaire de toilette, un pistolet…

Et Meaulnes, plein de désarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui serrer la main.

En bas, déjà, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes filles avaient changé de robe. Dans le bâtiment principal le dîner avait commencé, mais hâtivement, dans le désordre, comme à l’instant d’un départ.

Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle à manger aux chambres du haut et aux écuries. Ceux qui avaient fini formaient des groupes où l’on se disait au revoir.

— Que se passe-t-il? demanda Meaulnes à un garçon de campagne, qui se hâtait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tête et sa serviette fixée à son gilet.

— Nous partons, répondit-il. Cela s’est décidé tout d’un coup. À cinq heures, nous nous sommes trouvés seuls, tous les invités ensemble. Nous avions attendu jusqu’à la dernière limite. Les fiancés ne pouvaient plus venir. Quelqu’un a dit: Si nous partions… Et tout le monde s’est apprêté pour le départ.

Meaulnes ne répondit pas. Il lui était égal de s’en aller maintenant. N’avait-il pas été jusqu’au bout de son aventure?… N’avait-il pas obtenu cette fois tout ce qu’il désirait? C’est à peine s’il avait eu le temps de repasser à l’aise dans sa mémoire toute la belle conversation du matin. Pour l’instant, il ne s’agissait que de partir. Et bientôt, il reviendrait — sans tricherie, cette fois…

— Si vous voulez venir avec nous, continua l’autre, qui était un garçon de son âge, hâtez-vous d’aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans un instant.

Il partit au galop, laissant là son repas commencé et négligeant de dire aux invités ce qu’il savait. Le parc, le jardin et la cour étaient plongés dans une obscurité profonde. Il n’y avait pas, ce soir-là, de lanternes aux fenêtres. Mais comme, après tout, ce dîner ressemblait au dernier repas des fins de noces, les moins bons des invités, qui peut-être avaient bu, s’étaient mis à chanter. À mesure qu’il s’éloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grâce et de merveilles. Et c’était le commencement du désarroi et de la dévastation. Il passa près du vivier où le matin même il s’était miré. Comme tout paraissait changé déjà… — avec cette chanson, reprise en chœur, qui arrivait par bribes:

D’où donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est déchiré Tu es bien mal coiffée…

et cet autre encore:

Mes souliers sont rouges… Adieu, mes amours… Mes souliers sont rouges… Adieu, sans retour!

Comme il arrivait au pied de l’escalier de sa demeure isolée, quelqu’un en descendait qui le heurta dans l’ombre et lui dit:

— Adieu, monsieur!

et, s’enveloppant dans sa pèlerine comme s’il avait très froid, disparut. C’était Frantz de Galais.

La bougie que Frantz avait laissée dans sa chambre brûlait encore. Rien n’avait été dérangé. Il y avait seulement, écrits sur une feuille de papier à lettres placée en évidence, ces mots:

Ma fiancée a disparu, me faisant dire qu’elle ne pouvait pas être ma femme; qu’elle était une couturière et non pas une princesse. Je ne sais que devenir. Je m’en vais. Je n’ai plus envie de vivre. Qu’Yvonne me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour moi…

C’était la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde et s’éteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. Malgré l’obscurité, il reconnut chacune des choses qu’il avait rangées en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Pièce par pièce, fidèle, il retrouva tout son vieux vêtement misérable, depuis ses godillots jusqu’à sa grossière ceinture à boucle de cuivre. Il se déshabilla et se rhabilla vivement, mais distraitement, déposa sur une chaise ses habits d’emprunt, se trompant de gilet.

Sous les fenêtres, dans la cour aux voitures, un remue-ménage avait commencé. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant défaire sa voiture de l’inextricable fouillis où elle était prise. De temps en temps un homme grimpait sur le siège d’une charrette, sur la bâche d’une grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait frapper la fenêtre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre maintenant familière, où toutes choses avaient été pour lui si amicales, palpitait, revivait… Et c’est ainsi qu’il quitta, refermant soigneusement la porte, ce mystérieux endroit qu’il ne devait sans doute jamais revoir.

XVII.

La Fête étrange (fin)

Déjà, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la grille du bois. En tête, un homme revêtu d’une peau de chèvre, une lanterne à la main, conduisait par la bride le cheval du premier attelage.

Meaulnes avait hâte de trouver quelqu’un qui voulût bien se charger de lui. Il avait hâte de partir. Il appréhendait, au fond du cœur, de se trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fût découverte.

Lorsqu’il arriva devant le bâtiment principal les conducteurs équilibraient la charge des dernières voitures. On faisait lever tous les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sièges, et les jeunes filles enveloppées dans des fichus se levaient avec embarras, les couvertures tombaient à leurs pieds et l’on voyait les figures inquiètes de celles qui baissaient leur tête du côté des falots.

Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout à l’heure avait offert de l’emmener:

— Puis-je monter? lui cria-t-il.

— Où vas-tu, mon garçon? répondit l’autre qui ne le reconnaissait plus.

— Du côté de Sainte-Agathe.

— Alors il faut demander une place à Maritain.

Et voilà le grand écolier cherchant parmi les voyageurs attardés ce Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi des buveurs qui chantaient dans la cuisine.

— C’est un «amusard», lui dit-on. Il sera encore là à trois heures du matin.

Meaulnes songea un instant à la jeune fille inquiète, pleine de fièvre et de chagrin, qui entendrait chanter dans le domaine, jusqu’au milieu de la nuit, ces paysans avinés. Dans quelle chambre était-elle? Où était sa fenêtre, parmi ces bâtiments mystérieux? Mais rien ne servirait à l’écolier de s’attarder. Il fallait partir. Une fois rentré à Sainte-Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d’être un écolier évadé; de nouveau il pourrait songer à la jeune châtelaine.

Une à une, les voitures s’en allaient; les roues grinçaient sur le sable de la grande allée. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et disparaître, chargées de femmes emmitouflées, d’enfants dans des fichus, qui déjà s’endormaient. Une grande carriole encore; un char à bancs, où les femmes étaient serrées épaule contre épaule, passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n’allait plus rester bientôt qu’une vieille berline que conduisait un paysan en blouse.

— Vous pouvez monter, répondit-il aux explications d’Augustin, nous allons dans cette direction.

Péniblement Meaulnes ouvrit la portière de la vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds crièrent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture, deux tout petits enfants, un garçon et une fille, dormaient. Ils s’éveillèrent au bruit et au froid, se détendirent, regardèrent vaguement, puis en frissonnant se renfoncèrent dans leur coin et se rendormirent…