Выбрать главу

Bientôt, en effet, il s’arrêtait, surpris, devant le grand Meaulnes.

— À qui appartient tout cela? demanda-t-il en désignant «tout cela» du dos de son livre refermé sur son index.

— Je n’en sais rien, répondit Meaulnes d’un ton bourru, sans lever la tête.

Mais l’écolier inconnu intervint:

— C’est à moi, dit-il.

Et il ajouta aussitôt, avec un geste large et élégant de jeune seigneur auquel le vieil instituteur ne sut pas résister:

— Mais je les mets à votre disposition, monsieur, si vous voulez regarder.

Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le nouvel état de choses qui venait de se créer, toute la classe se glissa curieusement autour du maître qui penchait sur ce trésor sa tête demi-chauve, demi-frisée, et du jeune personnage blême qui donnait avec un air de triomphe tranquille les explications nécessaires. Cependant, silencieux à son banc, complètement délaissé, le grand Meaulnes avait ouvert son cahier de brouillons et, fronçant le sourcil, s’absorbait dans un problème difficile.

Le «quart d’heure» nous surprit dans ces occupations. La dictée n’était pas finie et le désordre régnait dans la classe. À vrai dire, depuis le matin la récréation durait.

À dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les élèves, on s’aperçut bien vite qu’un nouveau maître régnait sur les jeux.

De tous les plaisirs nouveaux que le bohémien, dès ce matin-là, introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c’était une espèce de tournoi où les chevaux étaient les grands élèves chargés des plus jeunes grimpés sur leurs épaules.

Partagés en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant à terrasser l’adversaire par la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s’efforçaient de désarçonner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, perdant l’équilibre, allaient s’étaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa monture. Il y eut des écoliers à moitié désarçonnés que le cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnés à la lutte, regrimpaient sur ses épaules. Monté sur le grand Delage qui avait des membres démesurés, le poil roux et les oreilles décollées, le mince cavalier à la tête bandée excitait les deux troupes rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux éclats.

Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d’abord avec mauvaise humeur s’organiser ces jeux. Et j’étais auprès de lui, indécis.

— C’est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, c’était le seul moyen de n’être pas soupçonné. Et M. Seurel s’y est laissé prendre!

Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce comédien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait été peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j’étais, je ne manquais pas de l’approuver.

Partout, dans tous les coins, en l’absence du maître, se poursuivait la lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres; ils couraient et culbutaient avant même d’avoir reçu le choc de l’adversaire… Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, qu’un groupe acharné et tourbillonnant d’où surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef.

Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses mains sur ses cuisses et me cria:

— Allons-y, François!

Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une seconde nous étions au fort de la mêlée, tandis que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant:

— Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!

Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me disant:

— Étends les bras: empoigne-les comme j’ai fait cette nuit.

Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j’agrippais au passage les gamins qui se débattaient, oscillaient un instant sur les épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu désireux d’engager la lutte avec Augustin, d’un violent coup de reins en arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc.

La main à l’épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de son cheval, le jeune garçon debout par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de saisissement et une immense admiration:

— À la bonne heure! dit-il.

Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s’étaient rassemblés autour de nous dans l’attente d’une scène curieuse. Et Meaulnes, dépité de n’avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur:

— Ce sera pour une autre fois!

Jusqu’à midi la classe continua comme à l’approche des vacances, mêlée d’intermèdes amusants et de conversations dont l’écolier-comédien était le centre.

Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne songeant pas même à organiser des représentations nocturnes, où personne ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour se distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des Îles et la chèvre savante. Puis il racontait leurs voyages dans le pays environnant, alors que l’averse tombe sur le mauvais toit de zinc de la voiture et qu’il faut descendre aux côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond quittaient leur table pour venir écouter de plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient du groupe bavard en tendant l’oreille, laissant une main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.

— Et de quoi vivez-vous? demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu puérile de maître d’école et qui posait une foule de questions.

Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s’était inquiété de ce détail.

— Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l’automne précédent, je pense. C’est Ganache qui règle les comptes.

Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement, la veille au soir, avait attaqué Meaulnes par derrière et l’avait renversé…

IV.

Où il est question du Domaine mystérieux

L’après-midi ramena les mêmes plaisirs et, tout le long du cours, le même désordre et la même fraude. Le bohémien avait apporté d’autres objets précieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu’à un petit singe qui griffait sourdement l’intérieur de sa gibecière… À chaque instant il fallait que M. Seurel s’interrompît pour examiner ce que le malin garçon venait de tirer de son sac… Quatre heures arrivèrent et Meaulnes était le seul à avoir fini ses problèmes.

Ce fut sans hâte que tout le monde sortit. Il n’y avait plus, semblait-il, entre les heures de cours et de récréation, cette dure démarcation qui faisait la vie scolaire simple et réglée comme par la succession de la nuit et du jour. Nous en oubliâmes même de désigner comme d’ordinaire à M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux élèves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n’y manquions jamais car c’était une façon d’annoncer et de hâter la sortie du cours.

Le hasard voulut que ce fût ce jour-là le tour du grand Meaulnes; et dès le matin j’avais, en causant avec lui, averti le bohémien que les nouveaux étaient toujours désignés d’office pour faire le second balayeur, le jour de leur arrivée.