À midi et demi, pendant le déjeuner, nous entendîmes un roulement de tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d’œil, nous étions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes à la main… C’était Ganache qui annonçait pour le soir, à huit heures, «vu le beau temps», une grande représentation sur la place de l’église. À tout hasard, «pour se prémunir contre la pluie», une tente serait dressée. Suivait un long programme des attractions, que le vent emporta, mais où nous pûmes distinguer vaguement «pantomimes… chansons… fantaisies équestres…», le tout scandé par de nouveaux roulements de tambour.
Pendant le dîner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la séance, tonna sous nos fenêtres et fit trembler les vitres. Bientôt après, passèrent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des faubourgs, par petits groupes, qui s’en allaient vers la place de l’église. Et nous étions là, tous deux, forcés de rester à table, trépignant d’impatience!
Vers neuf heures, enfin, nous entendîmes des frottements de pieds et des rires étouffés à la petite grille: les institutrices venaient nous chercher. Dans l’obscurité complète nous partîmes en bande vers le lieu de la comédie. Nous apercevions de loin le mur de l’église illuminé comme par un grand feu. Deux quinquets allumés devant la porte de la baraque ondulaient au vent…
À l’intérieur, des gradins étaient aménagés comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installâmes sur les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait être fort étroit, comme un cirque véritable, avec de grandes nappes d’ombre où s’étageaient Mme Pignot, la boulangère, et Fernande, l’épicière, les filles du bourg, les ouvriers maréchaux, des dames, des gamins, des paysans, d’autres gens encore.
La représentation était avancée plus qu’à moitié. On voyait sur la piste une petite chèvre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C’était Ganache qui la commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous d’un air inquiet, la bouche ouverte, les yeux morts.
Assis sur un tabouret, près de deux autres quinquets, à l’endroit où la piste communiquait avec la roulotte nous reconnûmes, en fin maillot noir, front bandé, le meneur-de-jeu, notre ami.
À peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout harnaché à qui le jeune personnage blessé fit faire plusieurs tours, et qui s’arrêtait toujours devant l’un de nous lorsqu’il fallait désigner la personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu’il s’agissait de découvrir la plus menteuse, la plus avare ou «la plus amoureuse…» Et c’étaient autour d’elle des rires, des cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d’oies que pourchasse un épagneul!…
À l’entracte, le meneur de jeu vint s’entretenir un instant avec M. Seurel, qui n’eût pas été plus fier d’avoir parlé à Talma ou à Léotard; et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu’il disait: de sa blessure — refermée; de ce spectacle — préparé durant les longues journées d’hiver; de leur départ — qui ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et nouvelles.
Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.
Vers la fin de l’entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner l’entrée de la roulotte, fut obligé de traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s’écartèrent. Ce costume noir, cet air blessé, étrange et brave, les avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d’un voyage, et qui s’entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident qu’une cordelière, un col bas et des pantalons-éléphant eussent fait plus sûrement sa conquête… Il se tenait les pouces au revers de son veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage du bohémien, dans un mouvement de dépit, il dit à haute voix à Mme Pignot quelque chose que je n’entendis pas, mais certainement une injure, un mot provocant à l’adresse de notre ami. Ce devait être une menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s’empêcher de se retourner et de regarder l’autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son côté… Tout ceci se passa d’ailleurs en quelques secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc à m’en apercevoir.
Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait l’entrée de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer, et un grand silence s’établit. Alors, derrière le rideau, tandis que s’apaisaient les dernières conversations à voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n’entendions pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme — la première qui expliquait, qui se justifiait, l’autre qui gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois:
— Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m’avoir pas dit…
Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât l’oreille. Puis tout se tut soudainement. L’altercation se poursuivit à voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier:
— Les lampions, le rideau!
et à frapper du pied.
VII.
Le Bohémien enlève son bandeau
Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face — sillonnée de rides, tout écarquillée tantôt par la gaieté tantôt par la détresse, et semée de pains à cacheter! — d’un long pierrot en trois pièces mal articulées, recroquevillé sur son ventre comme par une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par excès de prudence et de crainte, les mains empêtrées dans des manches trop longues qui balayaient la piste.
Je ne saurais plus reconstituer aujourd’hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que dès son arrivée dans le cirque, après s’être vainement et désespérément retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau se relever; c’était plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s’embarrassait dans quatre chaises à la fois. Il entraînait dans sa chute une table énorme qu’on avait apportée sur la piste. Il finit par aller s’étaler par delà la barrière du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racolés dans le public à grand-peine, le tiraient par les pieds et le remettaient debout après d’inconcevables efforts. Et chaque fois qu’il tombait, il poussait un petit cri, varié chaque fois, un petit cri insupportable, où la détresse et la satisfaction se mêlaient à doses égales. Au dénouement, grimpé sur un échafaudage de chaises, il fit une chute immense et très lente, et son ululement de triomphe strident et misérable durait aussi longtemps que sa chute, accompagné par les cris d’effroi des femmes.
Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m’en rappeler la raison, «le pauvre pierrot qui tombe» sortant d’une de ses manches une petite poupée bourrée de son et mimant avec elle toute une scène tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son qu’elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la lèvre pendante, avaient les yeux fixés sur la fille visqueuse et crevée du pauvre pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lança à toute volée, à travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l’oreille, pour aller ensuite s’aplatir sur l’estomac de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangère poussa un tel cri, elle se renversa si fort en arrière et toutes ses voisines l’imitèrent si bien que le banc se rompit, et la boulangère, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s’effondrèrent, les jambes en l’air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et dire: