— Nous avons, Messieurs et Mesdames, l’honneur de vous remercier!
Mais à ce moment même et au milieu de l’immense brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le début de la pantomime et qui semblait plus absorbé de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria:
— Regarde le bohémien! Regarde! Je l’ai enfin reconnu.
Avant même d’avoir regardé, comme si depuis longtemps, inconsciemment, cette pensée couvait en moi et n’attendait que l’instant d’éclore, j’avais deviné! Debout auprès d’un quinquet, à l’entrée de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait défait son bandeau et jeté sur les épaules une pèlerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguère à la lumière de la bougie, dans la chambre du Domaine, un très fin, très aquilin visage sans moustache. Pâle, les lèvres entr’ouvertes, il feuilletait hâtivement une sorte de petit album rouge qui devait être un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse des cheveux, c’était, tel que me l’avait décrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiancé du Domaine inconnu.
Il était évident qu’il avait enlevé son bandage pour être reconnu de nous. Mais à peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous avoir jeté un coup d’œil d’entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d’ordinaire.
— Et l’autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l’ai-je pas reconnu tout de suite! C’est le pierrot de la fête, là-bas…
Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications avec la piste; un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule qui s’écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, dans l’ombre où nous piétinions d’impatience.
Dès qu’il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle du poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était rentré et commençait à dormir.
VIII.
Les Gendarmes!
Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Supérieur, par les rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c’était Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et s’était enfui avec lui. L’autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d’aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance…
Frantz de Galais nous avait jusqu’ici caché son nom et il avait feint d’ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d’être forcé de rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-là, lui avait-il plu soudain de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la vérité tout entière?…
Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s’écoulait lentement à travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage sur la route mouillée! Frantz expliquerait tout; tout s’arrangerait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s’était interrompue…
Quant à moi je marchais dans l’obscurité avec un gonflement de cœur indéfinissable. Tout se mêlait pour contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l’attente du jeudi jusqu’à la très grande découverte que nous venions de faire, jusqu’à la très grande chance qui nous était échue. Et je me souviens que, dans ma soudaine générosité de cœur, je m’approchai de la plus laide des filles du notaire à qui l’on m’imposait parfois le supplice d’offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main.
Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!
Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux sur la place de l’église, avec nos souliers bien cirés, nos plaques de ceinturons bien astiquées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s’élança vers la place vide… Sur l’emplacement de la baraque et des voitures, il n’y avait plus qu’un pot cassé et des chiffons. Les bohémiens étaient partis…
Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu’à chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de s’élancer, d’abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, espérant un instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix traces de voitures s’embrouillaient sur la place, puis s’effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là, inertes.
Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du jeudi commençait, quatre gendarmes à cheval, avertis par Delouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s’éparpillèrent à travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d’un village… Mais il était trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fui avec son compagnon. Les gendarmes ne retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu’il étranglait. Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était vide; plein de honte et de fureur, il avait arrêté aussitôt un itinéraire et décidé de prendre du champ avant l’arrivée des gendarmes. Mais, ne craignant plus désormais qu’on tentât de le ramener au domaine de son père, il avait voulu se montrer à nous sans bandage, avant de disparaître.
Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours et quérir la bonne sœur pour la fièvre de son ami? Mais n’était-ce pas là toute l’histoire du pauvre diable? Voleur et chemineau d’un côté, bonne créature de l’autre…
IX.
À la recherche du sentier perdu
Comme nous rentrions, le soleil dissipait la légère brume du matin; les ménagères sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, commençait la plus radieuse matinée de printemps qui soit restée dans ma mémoire.
Tous les grands élèves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-là, pour préparer, durant la matinée, les uns le Certificat d’Études Supérieurs, les autres le concours de l’École Normale. Lorsque nous arrivâmes tous les deux, Meaulnes plein d’un regret et d’une agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi très abattu, l’école était vide… Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière d’un banc vermoulu, et sur le vernis écaillé d’un planisphère.
Comment rester là, devant un livre, à ruminer notre déception, tandis que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les branches près des fenêtres, la fuite des autres élèves vers les prés et les bois, et surtout le fiévreux désir d’essayer au plus vite l’itinéraire incomplet vérifié par le bohémien — dernière ressource de notre sac presque vide, dernière clef du trousseau, après avoir essayé toutes les autres?… Cela était au-dessus de nos forces! Meaulnes marchait de long en large, allait auprès des fenêtres, regardait dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s’il eût attendu quelqu’un qui ne viendrait certainement pas.