Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son séjour à Paris avait fini par être le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon échappât à la fin à son bonheur tenace…
Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d’Yvonne de Galais, jusqu’au soir où, convalescente enfin, elle me fit prier d’entrer. Je la trouvai, assise auprès du feu, dans le salon dont la grande fenêtre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n’était point pâle comme je l’avais imaginé, mais tout enfiévrée, au contraire, avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un état d’agitation extrême. Bien qu’elle parût très faible encore, elle s’était habillée comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec une animation extraordinaire, comme si elle eût voulu se persuader à elle-même que le bonheur n’était pas évanoui encore… Je n’ai pas gardé le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j’en vins à demander avec hésitation quand Meaulnes serait de retour.
— Je ne sais pas quand il reviendra, répondit-elle vivement.
Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d’en demander davantage.
Souvent, je revins la voir. Souvent je causai avec elle auprès du feu, dans ce salon bas où la nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait d’elle-même ni de sa peine cachée. Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par le détail notre existence d’écoliers de Sainte-Agathe.
Elle écoutait gravement, tendrement, avec un intérêt quasi maternel, le récit de nos misères de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, pas même de nos enfantillages les plus audacieux, les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu’elle tenait de M. de Galais, les aventures déplorables de son frère ne l’avaient point lassée. Le seul regret que lui inspirât le passé, c’était, je pense, de n’avoir point encore été pour son frère une confidente assez intime, puisque, au moment de sa grande débâcle, il n’avait rien osé lui dire non plus qu’à personne et s’était jugé perdu sans recours. Et c’était là, quand j’y songe, une lourde tâche qu’avait assumée la jeune femme — tâche périlleuse, de seconder un esprit follement chimérique comme son frère; tâche écrasante, quand il s’agissait de lier partie avec ce cœur aventureux qu’était mon ami le grand Meaulnes.
De cette foi qu’elle gardait dans les rêves enfantins de son frère, de ce soin qu’elle apportait à lui conserver au moins des bribes de ce rêve dans lequel il avait vécu jusqu’à vingt ans, elle me donna un jour la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mystérieuse.
Ce fut par une soirée d’avril désolée comme une fin d’automne. Depuis près d’un mois nous vivions dans un doux printemps prématuré, et la jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues promenades qu’elle aimait. Mais ce jour-là, le vieillard se trouvant fatigué et moi-même libre, elle me demanda de l’accompagner malgré le temps menaçant. À plus d’une demi-lieue des Sablonnières, en longeant l’étang, l’orage, la pluie, la grêle nous surprirent. Sous le hangar où nous nous étions abrités contre l’averse interminable, le vent nous glaçait, debout l’un près de l’autre, pensifs, devant le paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe sévère, toute pâlie, toute tourmentée.
— Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps. Qu’a-t-il pu se passer?
Mais, à mon étonnement, lorsqu’il nous fut possible enfin de quitter notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnières, continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivâmes, après avoir longtemps marché, devant une maison que je ne connaissais pas, isolée, au bord d’un chemin défoncé qui devait aller vers Préveranges. C’était une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son éloignement et son isolement.
À voir Yvonne de Galais, on eût dit que cette maison nous appartenait et que nous l’avions abandonnée durant un long voyage. Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et se hâta d’inspecter avec inquiétude le lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, où des enfants avaient dû venir jouer pendant les longues et lentes soirées de la fin de l’hiver, était ravinée par l’orage. Un cerceau trempait dans une flaque d’eau. Dans les jardinets où les enfants avaient semé des fleurs et des pois, la grande pluie n’avait laissé que des traînées de gravier blanc. Et enfin nous découvrîmes, blottie contre le seuil d’une des portes mouillées, toute une couvée de poussins transpercée par l’averse. Presque tous étaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripées de la mère.
À ce spectacle pitoyable, la jeune femme eut un cri étouffé. Elle se pencha et, sans souci de l’eau ni de la boue, triant les poussins vivants d’entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis nous entrâmes dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un étroit couloir où le vent s’engouffra en sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la première à notre droite et me fit pénétrer dans une chambre sombre, ou je distinguai, après un moment d’hésitation, une grande glace et un petit lit recouvert, à la mode campagnarde, d’un édredon de soie rouge. Quant à elle, après avoir cherché un instant dans le reste de l’appartement, elle revint, portant la couvée malade dans une corbeille garnie de duvet, qu’elle glissa précieusement sous l’édredon. Et, tandis qu’un rayon de soleil languissant, le premier et le dernier de la journée, faisait plus pâles nos visages et plus obscure la tombée de la nuit, nous étions là, debout, glacés et tourmentés, dans la maison étrange!
D’instant en instant, elle allait regarder dans le nid fiévreux, enlever un nouveau poussin mort pour l’empêcher de faire mourir les autres. Et chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par les carreaux cassés du grenier, comme un chagrin mystérieux d’enfants inconnus, se lamentait silencieusement.
— C’était ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il était petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il pût aller jouer, s’amuser et vivre quand cela lui plairait. Mon père avait trouvé cette fantaisie si extraordinaire, si drôle, qu’il n’avait pas refusé. Et quand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n’importe quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les enfants des fermes d’alentour venaient jouer avec lui, l’aider à faire son ménage, travailler dans le jardin. C’était un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n’avait pas peur de coucher tout seul. Quant à nous, nous l’admirions tellement que nous ne pensions pas même à être inquiets.
— Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la maison est vide. Monsieur de Galais, frappé par l’âge et le chagrin, n’a jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frère. Et que pourrait-il tenter?
— Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais à imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-même est encore un enfant et qu’il va revenir bientôt avec la fiancée qu’il s’était choisie.
— Ces enfants-là me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvée de petits poulets était à nous…
Tout ce grand chagrin dont elle n’avait jamais rien dit, ce grand regret d’avoir perdu son frère si fou, si charmant et si admiré, il avait fallu cette averse et cette débâcle enfantine pour qu’elle me les confiât. Et je l’écoutais sans rien répondre, le cœur tout gonflé de sanglots….