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— Non, en aucun cas, et pour deux raisons : d’abord, parce que nos règlements s’opposent fort légitimement à ce genre d’intervention. Dans d’autres circonstances, les autorités pourraient peut-être admettre une entorse aux statuts à titre exceptionnel. Mais il y a la seconde raison : vous êtes Cyrus. La Patrouille n’oblitérera pas tout le futur uniquement pour sauver un homme.

Le ferais-je pour une femme ? Je ne sais pas. J’espère que non… Il n’est pas nécessaire que Cynthia soit mise au courant et il serait préférable qu’elle ne le soit pas. Je pourrai user de mon autorité d’Agent Non-Attaché pour que la vérité ne soit pas révélée aux échelons subalternes : je lui dirai simplement que Keith est irrévocablement mort dans des circonstances qui nous ont contraints à interdire toute cette période à la circulation temporelle. Elle souffrira quelque temps, bien sûr, mais c’est une fille trop équilibrée pour porter le deuil éternellement… Evidemment, ce serait un sale tour à lui jouer. Mais si l’on regarde les choses de haut, ne serait-ce pas plus charitable que de la laisser venir ici où elle sera esclave, où elle sera obligée de partager l’homme qu’elle aime avec au bas mot une douzaine de femmes que la raison d’Etat exige que Cyrus ait pour épouses ? Ne vaudrait-il pas mieux trancher dans le vif afin qu’elle reparte à zéro et reste parmi les siens ?

— Ouais, grogna Denison. Je n’ai évoqué cette solution que pour l’éliminer. Mais on doit bien trouver un autre moyen. Ecoutez-moi, Manse. Il y a seize ans, il existait une situation d’où tout le reste a découlé, non par le caprice d’un homme, mais par la logique même des événements. Supposons que je ne sois pas venu : Harpage n’aurait-il pas découvert un autre pseudo-Cyrus ? L’identité véritable du roi n’a aucune importance. Cet autre Cyrus aurait agi autrement que moi dans mille et mille détails de la vie quotidienne. Mais, s’il n’était ni un indécrottable ni un fou, si c’était un individu raisonnablement capable et sensé – accordez-moi que c’est mon cas – sa carrière aurait été identique à la mienne dans ses grandes lignes, c’est-à-dire en ce qui concerne tous les événements consignés dans les livres d’histoire. Vous le savez aussi bien que moi : sauf en certains points nodaux, le temps revient toujours à son état primitif. A mesure que passent les jours et les années, les petites disparités s’estompent. C’est un feedback négatif. Ce n’est qu’aux instants cruciaux que peut s’instaurer un feedback positif dont les effets se multiplient dans le temps au lieu de disparaître. Je ne vous apprends rien.

— Bien sûr. Mais si j’en juge par votre propre récit, votre apparition dans la caverne fut précisément un événement crucial. C’est elle qui a fait germer le plan dans l’esprit de Harpage. Autrement… eh bien, j’imagine que l’Empire mède serait entré dans la voie de la décadence, se serait désagrégé, aurait été la proie des Lydiens ou des Touraniens parce que les Perses n’auraient pas eu le chef de droit divin indispensable. Non… pour que je me matérialise à cet instant critique dans la grotte, il me faudrait l’autorisation des Daneeliens, et de personne d’autre.

Denison reposa le calice qu’il levait et dévisagea Everard. Ses traits se durcirent. Enfin, il dit d’une voix doucereuse :

— Vous ne désirez pas me voir revenir, n’est-ce pas ?

Everard bondit sur ses pieds. La coupe lui échappant des mains, rebondit sur le sol avec un bruit argentin tandis que le vin se répandait par terre comme une flaque de sang.

— Taisez-vous, cria-t-il à pleins poumons.

Denison secoua la tête :

— Je suis le Roi. Je n’ai qu’à lever le petit doigt et les gardes qui nous entourent vous réduiront en pièces.

— Drôle de façon de me convaincre de vous aider, grogna Everard.

Denison eut un sursaut et conserva quelques minutes l’immobilité. Enfin, il parla :

— Pardonnez-moi, Manse. Vous ne pouvez pas comprendre quel choc… Oh ! d’accord, ce n’a pas été une existence désagréable. Elle a même été plus pittoresque que celle que mènent la plupart des gens et je pense que la quasi-divinité vous travaille son homme. Sans doute sera-ce pour cela que je marcherai contre les Scythes, dans treize ans : comment faire autrement quand les regards de tous ces jeunes lions sont braqués sur vous ? Et il se peut que je trouve que le jeu en vaille la chandelle.

Un vague sourire lui plissa le visage.

— J’ai eu des filles extraordinaires. Et j’ai encore Cassandane. J’en ai fait ma favorite parce qu’elle me rappelle un peu Cynthia… C’est difficile à définir après tout ce temps, mais le XXe siècle me paraît irréel. Un bon cheval vous donne plus de joie qu’une voiture de course. De plus, je sais que ma tâche signifie quelque chose et ce n’est pas une certitude qu’il est donné à beaucoup de posséder. Je regrette de m’être emporté : je sais que vous m’aideriez si vous l’osiez. Mais comme ce n’est pas le cas et que je ne vous en blâme pas, inutile de vous morfondre sur mon sort.

— Vous allez la boucler, dites ?

Everard avait l’impression que son cerveau était rempli d’engrenages tournant dans le vide. Au-dessus de lui, le plafond était recouvert d’une peinture représentant un adolescent en train de tuer un taureau : le Soleil et l’Homme. Par-delà les colonnades et leurs pampres, allaient et venaient des gardes farouches, sanglés dans leurs cottes de mailles, l’arc bandé ; leurs visages semblaient de bois sculpté. On apercevait là-bas le harem où une centaine de jeunes femmes, un millier peut-être, s’estimaient heureuses d’avoir à attendre l’éventuel désir du Roi. Derrière les murailles de la cité ondulaient les champs aux amples moissons où les cultivateurs offraient des sacrifices à la Terre-Mère qui était déjà une antique divinité à l’heure où, dans la nuit des temps, les Aryens étaient venus sur ce sol. Hautes se dressaient les montagnes que hantaient les loups, les lions, les sangliers et les démons.

C’en était trop. Everard avait surestimé son propre endurcissement. Soudain, il ne désirait plus qu’une chose : fuir… se cacher, retrouver son siècle familier, ses contemporains. Oublier…

— Je vais demander l’avis des collègues, fit-il prudemment ; en examinant toute cette période en détail, on peut avoir la chance de déterminer un point susceptible d’être déplacé mais je n’ai pas les compétences requises pour procéder tout seul à cette vérification. Alors, si vous voulez, je vais remonter, chercher conseil là-haut et si l’on trouve une solution, je reviendrai cette nuit même.

— Où est votre navette ?

— Là-bas, dans les collines, répondit Everard avec un geste évasif.

Denison se caressa la barbe.

— Vous vous gardez bien de m’en dire plus long, hein ? Au fond, vous avez raison. Si je savais où je pourrais me procurer un saute-temps, je me demande vraiment si je pourrais me faire moi-même confiance.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Aucune importance ! Nous n’allons pas nous battre pour cela, soupira Denison. Soit : repartez et voyez ce que vous pouvez faire. Voulez-vous une escorte ?

— J’aime mieux pas. Ce n’est pas nécessaire, n’est-ce pas ?

— Non. Nous avons réussi à rendre ce secteur moins dangereux que Central Park.

— Si vous croyez que c’est une référence !… La seule chose que je voudrais, c’est mon cheval. Je regretterais d’avoir à l’abandonner. C’est une bête spécialement entraînée au voyage temporel. (Son regard plongea dans celui de Keith.) Je reviendrai, soyez-en sûr, quelle que soit la décision.

— Je le sais, Manse.

Les deux hommes sortirent ensemble pour accomplir les diverses formalités de rigueur auprès des postes de garde. Denison indiqua à Everard la chambre où il l’attendrait toutes les nuits une semaine durant. Enfin, Manse baisa les pieds du Roi et lorsque celui-ci se fut éclipsé, il sauta en selle et franchit la grille au pas.