Il se sentait vide. En fait, il ne pouvait rien faire.
Mais il avait promis à Keith qu’il reviendrait lui faire part du verdict.
8
A la fin du jour, il était dans les montagnes, trottant sous un dais de cèdres aux ombres sinistres. Les ruisseaux clapotaient à l’entour et la route s’était muée en un sentier bourbeux à la pente brutale. En ces temps-là, malgré l’aridité de son sol, l’Iran portait encore quelques forêts luxuriantes.
Son cheval éreinté avançait d’un pas pesant. Rien que pour faire reposer la bête, il aurait dû demander le gîte à quelque berger hospitalier mais il s’y refusait : grâce à la pleine lune, il avait une chance d’atteindre la cachette du saute-temps avant le lever du soleil. Une nuit blanche en perspective…
La vue d’une clairière tapissée d’herbe sèche, plantée de buissons lourds de baies, l’invita pourtant au repos. Il avait des vivres dans ses fontes, une gourde de cuir pleine de vin, et il était à jeun depuis l’aube. Avec un claquement de langue encourageant, il fit obliquer sa monture.
Quelque chose attira son regard. Très loin, là-bas, sur le sentier, un nuage de poussière qui grossissait de minute en minute faisait écran aux dernières lueurs du soleil. Des cavaliers galopant bride abattue, songea-t-il. Des messagers du Roi ? Dans cette région ? Mal à l’aise, il coiffa son casque, enfila le bouclier à son bras et s’assura que son glaive à courte lame jouait aisément dans son fourreau. La troupe le doublerait certainement en le saluant au passage mais on ne sait jamais…
Ils étaient huit. Les bêtes superbes qu’ils montaient étaient harassées ; l’écume dessinait des arabesques sur leurs flancs poudreux et plaquait leurs crinières contre leurs cols. Elles avaient dû fournir une longue course. Ceux qui les montaient étaient décemment vêtus des traditionnels pantalons blancs et bouffants, d’une tunique et d’un manteau, chaussés de bottes et coiffés d’un couvre-chef sans bord. Ni des courtisans ni des soldats de métier. Pas davantage des bandits. Ils étaient armés de sabres, d’arcs et de lassos.
Soudain, Everard reconnut le cavalier à la barbe grise qui galopait en tête : c’était Harpage, et, malgré l’obscurité qui gagnait, il se rendit compte que sa troupe était composée d’individus assez patibulaires. Même pour des Iraniens !
— Oh ! oh ! murmura-t-il. On dirait que c’est l’heure de la récréation !
Son esprit se mit à fonctionner avec précision. Il n’avait pas le temps d’avoir peur. C’était le moment de penser vite. Harpage ne pouvait avoir qu’un motif pour folâtrer dans les plateaux : s’emparer de Méandre le Grec. Avec cette cour truffée d’espions où les commérages allaient leur train, il ne lui avait pas fallu une heure pour être averti que le Roi s’était entretenu d’égal à égal dans une langue inconnue avec un étranger qu’il avait ensuite laissé prendre la route du nord : une autre heure avait suffi à trouver un prétexte pour s’absenter du palais, ramener ses gardes du corps et se lancer sur les traces du Grec. Pourquoi ? Parce que c’était dans ces montagnes que « Cyrus » avait autrefois surgi sur le mystérieux engin qui avait excité la convoitise du Chiliarque. Le Mède, qui n’était pas un imbécile, n’avait jamais trouvé très satisfaisante la petite histoire que lui avait servie Keith et il avait certainement songé qu’un jour ou l’autre un autre Mage venu du pays du Roi apparaîtrait à son tour. Et, cette fois, il était décidé à ne pas laisser si facilement l’engin lui échapper.
Everard ne perdit pas davantage de temps. Déjà ses poursuivants le talonnaient à cinq cents mètres et il pouvait voir étinceler les prunelles du Chiliarque sous la broussaille de ses sourcils. Pointant des deux éperons, le Patrouilleur, abandonnant la sente, s’élança pour couper à travers la prairie.
— Halte, s’écria une voix au timbre familier. Arrête-toi, Grec !
Le cheval d’Everard prit un trot fatigué. Là-bas, les cèdres cernaient la clairière de leur trait d’ombre.
— Arrête ou nous t’abattons… Arrête-toi, te dis-je… Soit ! A vos arcs, vous autres. Mais ne le tuez pas. Visez le cheval.
Lorsqu’il fut arrivé à la lisière de la forêt, Everard se laissa glisser de sa selle. Avec un sifflement rageur, une volée de flèches s’abattit. Le cheval hennit. Quand Manse se retourna, le malheureux animal était affaissé sur les genoux. Bon Dieu, ils ne l’emporteraient pas au paradis ! L’ennui, c’est qu’ils étaient huit…
Le pseudo-Méandre se jeta sous le couvert des arbres. Un trait se ficha dans un tronc, manquant de peu de lui traverser l’épaule.
Everard courait en feintant, faisait des zigzags, se laissait parfois tomber au sol. Il courait dans le crépuscule glacé, embaumé d’odeurs douces. Parfois, une branche basse le giflait au passage. Il aurait pu utiliser davantage les broussailles – il avait appris des Algonquins certains tours fort utiles à un homme traqué – mais un sol mœlleux a l’avantage d’être silencieux.
Ses poursuivants étaient à présent hors de vue. Agissant presque par instinct, ils avaient essayé de le rattraper à cheval. Des bruits de bois fracassé et froissé, des jurons obscènes qui s’entrecroisaient dans l’air montraient le beau résultat de leur obstination.
D’une minute à l’autre, à présent, ils pouvaient surgir, démontés. Everard dressa l’oreille. Un faible bruissement d’eau courante lui parvenait.
Prenant la direction du ruisseau invisible, il entreprit l’ascension d’un monticule à la pente raide. Ceux qui le poursuivaient étaient loin d’être des dilettantes maladroits ; une partie d’entre eux, pour le moins, étaient des montagnards à l’œil entraîné qui relèveraient les plus faibles indices de son passage : il fallait qu’Everard brouille sa trace. Alors il pourrait se terrer tranquillement en attendant que Harpage s’en retourne à la cour et à ses occupations.
Soudain, sa gorge devint sèche. Des ordres lancés d’un ton sec et autoritaire retentissaient derrière lui ; mais il ne comprit pas leur sens. Il était trop loin et le sang lui martelait les oreilles.
Harpage avait tiré sur l’hôte de son Roi : il était donc évident qu’il entendait que l’hôte en question n’eût jamais l’occasion de raconter ce qui s’était passé. Le programme était nettement tracé : capturer le fugitif, le torturer pour qu’il révèle la cachette de la machine et son fonctionnement – puis ce serait la miséricorde de l’acier froid. Beau boulot, songea fiévreusement Everard. J’ai tellement bien saboté cette opération qu’elle pourrait servir à illustrer un manuel mettant en garde les Patrouilleurs contre ce qu’il ne faut pas faire. Article un : ne pas se laisser obséder par une fille qui appartient à un autre, au point de négliger les précautions élémentaires.
Il atteignit le bord de la falaise abrupte au pied de laquelle jacassait le cours d’eau. Les autres retrouveraient sa piste jusque-là. Après… c’était un coup de pile ou face.
Il pataugeait dans la boue glacée et glissante. Mieux valait remonter le courant : d’une part cela le rapprochait du lieu où était dissimulé le saute-temps, d’autre part Harpage penserait peut-être qu’il avait fait demi-tour pour revenir auprès du Roi.
Les pierres lui écorchaient les pieds et le froid de l’eau engourdissait ses membres. L’une et l’autre rives étaient couronnées d’une dense muraille d’arbres et le ciel n’était plus au-dessus de lui qu’un étroit et sombre liseré bleu. Très haut dans l’air, un aigle planait. L’atmosphère se refroidissait. Mais la chance n’abandonnait pas totalement Everard car le ruisseau se tordait comme un serpent fou et le fuyard ne tarda pas, bien qu’il trébuchât et bronchât à chaque pas, à se trouver hors de vue de l’endroit où il était entré dans l’eau. Je vais encore poursuivre pendant un ou deux kilomètres ; ensuite, je trouverai bien une branche pendante pour me hisser et regagner la terre ferme sans laisser de traces.