Frissonnante, elle se tut. Désireux de s’accorder un sursis, Everard se remémora la carrière de Denison.
Keith était né en 1927 à Cambridge (dans le Massachussetts) d’une famille relativement aisée. Diplômé d’archéologie à vingt-trois ans avec une thèse fort appréciée après avoir réussi un certain nombre d’exploits (par exemple, il avait décroché le titre de champion de boxe universitaire et traversé l’Atlantique à bord d’un trois-mètres). Mobilisé en 1950, il avait servi en Corée avec une bravoure qui lui aurait attiré quelque gloire dans une guerre plus populaire. Mais il fallait le connaître depuis longtemps avant d’apprendre de lui ces détails biographiques. Il parlait en général de choses impersonnelles avec une sorte d’humour froid jusqu’à ce qu’il y ait du travail à accomplir. Alors il se mettait à l’ouvrage sans baratin inutile. Exactement le type qu’il fallait à Cynthia ! S’il l’avait voulu, il aurait facilement pu être promu Agent Non-Attaché. Mais il avait ici des racines que je n’ai pas. Plus de stabilité que moi, sans doute.
Démobilisé en 1952 et, à cette date, dépourvu d’occupation précise, il avait été « contacté » et enrôlé par un membre de la Patrouille. On éprouvait toujours un choc en apprenant que le voyage temporel serait inventé dans un lointain futur et que chaque époque serait (était… avait à jamais été !) largement ouverte au commerce inter-temporel ; que faciliter ces échanges économiques n’était pas la seule raison d’être de la Patrouille dont la mission consistait à assurer la conservation de l’Histoire, car le passé était aussi altérable que le futur ; que l’autorité suprême de la Patrouille était établie à des millions d’années d’aujourd’hui, en un âge où l’évolution avait atteint un inimaginable zénith. Pourtant, ces faits, Denison les avait acceptés plus facilement que bien d’autres agents. Son esprit était souple et, après tout, il était archéologue. Sa période d’instruction achevée, il avait trouvé une harmonieuse concordance entre ses goûts personnels et les exigences de la Patrouille. Devenu spécialiste de la protohistoire indo-européenne, son importance avait fini par surclasser en bien des domaines celle d’Everard. Car un Non-Attaché avait pour rôle de parcourir sans répit les routes du temps afin de porter secours aux naufragés, de mettre fin aux activités de ceux qui transgressaient les lois et d’assurer sa permanence à la trame de l’histoire humaine. Mais comment savoir ce qu’on faisait quand on ne disposait pas d’archives ? Longtemps avant que fussent gravés les premiers hiéroglyphes, il y avait eu des guerres et des émigrations, des découvertes et des hauts faits dont les conséquences étaient imbriquées à l’étoffe même du continuum. Tous ces événements, il fallait que la Patrouille en eût connaissance. Etablir la carte de ces cheminements, telle était la tâche du Spécialiste qualifié.
Et puis, surtout, Keith était un copain.
Everard reposa sa pipe.
— D’accord, Cynthia. Racontez-moi ce qui est arrivé.
2
Elle mettait tant d’énergie à se maîtriser que sa voix fluette avait une sonorité de métal.
— Il repérait les migrations de différents clans aryens. Vous savez que ces mouvements de population sont très obscurs. Il faut plonger dans le passé à partir d’un niveau historique parfaitement connu. Pour sa dernière mission, Keith est allé en Iran. En 558 avant notre ère. A peu près à la fin de la période médique, m’a-t-il précisé. Il comptait se renseigner sur place, se familiariser avec les traditions en vigueur, puis faire d’autres relèvements à une période antérieure, et ainsi de suite. Mais tout cela, vous devez le savoir, Manse. Vous avez déjà travaillé une fois avec Keith avant que nous nous soyons rencontrés, lui et moi. Il m’en a souvent parlé.
— Oh ! Je l’avais accompagné seulement dans le cas où il aurait eu des ennuis. Il étudiait les mouvements préhistoriques d’un groupe qui, parti du Don, avait atteint l’Indus. Nous présentant comme des chasseurs errants, nous avons demandé son hospitalité au chef et nous avons suivi la caravane pendant quelques semaines. Un bien agréable souvenir.
Il se rappelait les steppes, l’immensité des cieux, les chevauchées dans le vent à la poursuite des antilopes, les danses autour du feu de camp, certaine jeune fille aussi dont la chevelure était imprégnée de l’odeur douce-amère des fumées. Pendant quelque temps, il avait eu envie de vivre et de mourir parmi la tribu.
— Cette fois, il est parti seul, continua Cynthia. Ils manquent de personnel dans cette branche. Je crois d’ailleurs que la crise des effectifs est un mal général dont souffre toute la Patrouille. Il y a tellement de millénaires à surveiller et si peu de vies humaines ! Ce n’était pas la première fois qu’il partait en franc-tireur. Cela m’inquiétait toujours mais il prétendait que, déguisé en berger nomade, dépourvu de tout objet qui vaille la peine d’être volé, il était plus en sécurité dans les plateaux de la Perse qu’au milieu de Broadway. Seulement, ce coup-ci, il s’est trompé.
— Si je comprends bien, se hâta d’enchaîner Everard, il est parti – il y a une semaine, n’est-ce pas ? – dans l’intention d’obtenir des informations qu’il aurait transmises au Bureau des Etudes de sa Spécialité, comptant revenir ici le jour même de son départ ? Car il faudrait être le dernier des crétins pour laisser perdre un fragment de son existence. Mais il n’est pas revenu.
— Exactement. (Elle alluma une nouvelle cigarette à son mégot.) Je me suis fait de la bile tout de suite. J’ai été voir le patron qui a bien voulu se renseigner personnellement. On lui a répondu qu’une semaine plus tard (c’est-à-dire aujourd’hui), Keith ne serait toujours pas de retour. Le Bureau d’Etudes et de Documentation affirme que Keith ne s’est jamais présenté au rapport. Nous avons alors fait des recherches à la Section des Archives près le Q. G. du Milieu. Ils ont dit que… que Keith n’est jamais revenu et qu’on n’a jamais retrouvé sa trace.
Everard hocha la tête d’un air profondément songeur.
— Il y a donc eu des recherches dont le Q. G. M. a conservé trace.
La mutabilité du temps entraîne une foule de paradoxes, songeait-il pour la millième fois. Il était possible d’annuler un événement historique, possible de réaliser la blague éculée consistant à tuer son propre père au berceau. Mais comme il fallait immanquablement surgir un peu avant le moment de l’annulation, l’opération ne vous affectait pas et n’altérait en rien vos souvenirs de « ce qui avait été une fois ». Vous existiez, tout simplement, sans plus avoir le moindre antécédent. Les physiciens du XXe siècle ne se doutaient pas que les lois de la conservation étaient des lois de la discontinuité.
Quand un homme était porté manquant, ce n’était pas parce que, quelque part, des archives disaient que vous étiez parti à sa recherche qu’il vous fallait nécessairement vous mettre en chasse. Mais si vous ne le faisiez pas, quelle chance auriez-vous eue de le retrouver ? Vous pouviez parfaitement vous mettre en chasse, changer le cours des événements et récupérer le disparu en définitive. En ce cas, le rapport où vous aviez consigné vos succès avait depuis toujours été enregistré : vous seul aviez connaissance de la vérité « antérieure ».
Cela risquait de créer des situations fort embrouillées : rien d’étonnant si la Patrouille faisait un foin terrible, même pour de petits changements qui n’altéraient pas les grandes lignes de la trame historique.