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Certes, si Keith était irrévocablement mort…

— Oh ! zut ! murmura-t-il. Pensons à autre chose…

4

Après le coucher du soleil, l’atmosphère se rafraîchit. On alluma cérémonieusement les lampes (le feu était sacré) et les brasiers ronflèrent. Un esclave s’agenouilla et annonça à l’étranger que le souper était servi. Everard le suivit dans le vaste hall orné de puissantes fresques représentant le Soleil et le Taureau de Mithra, passa devant deux sentinelles armées d’épieux et pénétra dans une petite pièce éclairée a giorno qui fleurait l’encens et dont le plancher était couvert de somptueux tapis. Deux lits étaient disposés selon la mode hellène devant une table garnie de vaisselle d’or et d’argent qui, elle, n’avait rien de grec ; des esclaves maîtres d’hôtel allaient et venaient et une musique évoquant les sonorités des instruments chinois filtrait de la pièce voisine.

Crésus de Lydie salua le nouveau venu d’un signe de tête. Jeune, il avait dû être beau à en juger par ses traits réguliers ; mais il semblait avoir vieilli vite depuis que sa richesse et sa puissance étaient devenues proverbiales. Sa barbe grisonnait. Il portait les cheveux longs et était vêtu d’une chlamyde, grecque par sa forme, perse par sa couleur rouge vif.

— La joie soit sur toi, Méandre d’Athènes, dit-il en tendant son visage à l’étranger.

Everard baisa la joue que Crésus lui tendait, insigne honneur impliquant que le potentat considérait que le rang de Méandre était à peine inférieur au sien. Dommage que le Lydien eût mangé de l’ail !

— La joie soit sur toi, Seigneur. Sois remercié pour la bonté de ton accueil.

— Ce repas solitaire qui te fut réservé lors de ton arrivée n’était pas un affront, répondit l’ancien roi. Je me demandais seulement… (Il hésita.) Je me suis toujours senti très proche des Grecs et je pense que nous pourrions avoir une conversation intéressante…

— Seigneur, tu m’honores au-delà de mon mérite.

Les politesses rituelles se poursuivirent encore quelque temps ; enfin les deux hommes se mirent à table et Everard débita le récit qu’il avait préparé de ses voyages supposés. Crésus, de temps en temps, l’interrompait par une question précise, mais c’était là un genre d’obstacle qu’un Patrouilleur apprend vite à éluder.

— Les temps changent, en vérité, et tu es fortuné de venir à l’aube d’une ère nouvelle, dit Crésus. Jamais le monde ne vit plus glorieux monarque que… etc. (Ces propos étaient, de toute évidence, destinés aux serviteurs qui étaient les espions du roi.) Néanmoins, ils exprimaient la vérité.

« Les dieux ont souri à notre roi. Si j’avais su qu’ils le protégeaient pour de bon, que ce n’était pas une fable comme je le croyais alors, je n’aurais jamais osé me dresser contre lui. Car il n’y a pas de doute possible : il est l’Elu.

Fidèle à son personnage, Everard mouillait son vin, regrettant de n’avoir pas choisi comme camouflage une patrie moins sobre que la Grèce.

— De quel conte parles-tu, Seigneur ? Je sais seulement que le Grand Roi est fils de Cambyse qui régna sur cette province comme vassal d’Astyage le Mède. Y a-t-il autre chose que j’ignore ?

Crésus se pencha vers son hôte. Dans ses yeux brillait une lueur étrange, une terreur et une ferveur dionysiaques que ne connaissait plus l’époque d’Everard.

— Ecoute alors et répands la nouvelle auprès de tes compatriotes. Apprends, ô Méandre, qu’Astyage, sachant que les Perses renâclaient sous son joug et étant désireux d’attacher solidement leurs chefs à sa maison, maria sa fille Mandane à Cambyse. Mais la maladie et la débilité fondirent sur celui-ci. S’il mourait et que son fils nouveau-né, Cyrus, lui succédât en Anshan, la régence serait assurée par une noblesse agitée n’ayant aucun lien avec Astyage. Par ailleurs, le roi des Mèdes fut visité par des songes lui annonçant que le règne de Cyrus serait l’arrêt de mort de son empire.

« Alors, Astyage ordonna à son parent le roi Aurvagaush (Harpage, disait Crésus, qui hellénisait les noms locaux) de le débarrasser du prince. Harpage obéit en dépit des protestations de la Reine Mandane. Cambyse n’était pas en état de s’opposer à ce dessein et il était hors de question que la Perse se révoltât sans préparation. Mais Harpage ne put accomplir sa mission : il échangea le prince contre l’enfant mort-né d’un berger de la montagne à qui il fit jurer le secret. Le petit cadavre, revêtu de linges royaux, fut exposé sur une colline, puis enterré après que des représentants officiels de la cour médique eurent constaté le décès. Ainsi notre Seigneur, Cyrus, grandit-il parmi les gardiens de troupeaux.

« Cambyse vécut vingt années encore sans donner le jour à d’autre rejeton et sans recouvrer la santé qui lui eût permis de venger la mort de son héritier. Lorsqu’il mourut, enfin, il ne laissait aucun successeur que les Perses se seraient vus obligés de reconnaître comme suzerain. Lors, Astyage s’inquiéta de nouveau. Mais sur ces entrefaites, Cyrus réapparut, prouva son identité à certains signes et Astyage, qui se repentait de son forfait, l’accueillit et salua en lui l’héritier de Cambyse.

« Cinq ans durant, Cyrus accepta de tenir le rôle d’un vassal. Mais la tyrannie qu’exerçaient les Mèdes était toujours plus odieuse. Harpage, qui avait reçu la satrapie d’Ecbatane, avait lui aussi de puissants motifs de vengeance : pour le punir de sa désobéissance à propos de Cyrus, Astyage l’avait forcé à dévorer son propre fils. Harpage ourdit donc une conspiration avec quelques nobles médiques qui prirent Cyrus comme chef et la Perse se révolta. Après une guerre de trois années, Cyrus devint le maître de deux peuples auxquels, depuis, s’en sont bien sûr ajouté un grand nombre d’autres. Les dieux ont-ils jamais plus clairement manifesté leur volonté ?

Everard, étendu sur sa banquette de festin, conserva quelque temps le silence. Dehors, le vent froid faisait bruire les feuilles de l’automne.

— Est-ce la vérité ? demanda-t-il enfin. N’est-ce pas une rumeur fantaisiste ?

— Les faits m’ont été confirmés maintes et maintes fois depuis que je suis à la cour. Le Roi en personne, sans même parier de Harpage et d’autres personnes qui ont été directement mêlées aux événements, m’ont juré qu’ils sont authentiques.

Le Lydien ne mentait pas : il invoquait le témoignage de ses chefs, et les classes dirigeantes de la Perse professaient un amour fanatique de la sincérité. Pourtant, jamais depuis qu’il était Patrouilleur, Everard n’avait entendu une histoire aussi incroyable : car il ne s’agissait ni plus ni moins, à quelques détails près, que du récit d’Hérodote. Un récit que n’importe qui pouvait identifier comme un mythe typique du héros. Les mêmes mésaventures avaient pour l’essentiel été attribuées à Moïse, à Romulus, à Sigurd, à des centaines de grands hommes. Il n’y avait aucune raison de croire qu’elles correspondaient à des faits historiques, de douter que Cyrus ait été élevé de façon absolument normale chez son père, lui ait succédé de plein droit et se soit révolté pour des raisons banales.