Pauvre Mlle Tessa, songea-t-il. Pauvre, pauvre Tessa. Il l’évacua de son esprit. Chacun ses problèmes. Elle n’était qu’un contrat qui n’avait pas abouti.
Peu après l’épisode Tessa, Andy décréta qu’il était grand temps de commencer à se gratter un petit pécule sur le dos de ses patrons. Mary Canary et sa bande n’avaient pas vraiment besoin de lui écrémer ses bénéfices à ce point. Il en mettrait un peu à gauche, ni vu ni connu, et ça pourrait faire une somme rondelette. Sauf que bientôt certains indices lui firent comprendre que les autres étaient peut-être en train de l’espionner, histoire de vérifier ses comptes. De la routine ? Ou se doutaient-ils de quelque chose ? Il n’en savait rien. Il rédigea donc une mignonne procédure d’effacement qui les laisserait dans l’ignorance. Mais il décréta également qu’il en avait sa claque de Los Angeles. Il n’aimait guère la ville. C’était peut-être le moment d’aller voir ailleurs, qui sait ? Phoenix ? La Nouvelle-Orléans ? Acapulco ?
Un endroit où il faisait chaud, en tout cas. Andy n’avait jamais aimé le froid.
Au ranch, Anson attendait un signe lui prouvant que l’explosion de Los Angeles avait été suivie d’effets.
Quelle sorte de représailles y aurait-il – arrestations, rafles, épidémies, perturbations de la fourniture du courant électrique ? – et quand se produiraient-elles ? Les Entités allaient certainement envoyer à l’humanité un message lui signifiant qu’il était inacceptable de faire exploser des bombes au milieu d’une de leurs capitales terrestres.
Il n’y avait apparemment pas de représailles.
Anson les attendit pendant une semaine. Pendant des semaines.
Mais rien ne se produisit. Le monde continua de tourner comme avant. Tony ne réapparut pas ni ne put être retrouvé par l’intermédiaire du Réseau ; ce n’était pas une surprise. À part ça, tout était normal.
Il lui était presque insupportable de penser à Tony. Des vagues de culpabilité nauséeuses déferlaient sur lui, lui donnaient le vertige et le faisaient chanceler chaque fois qu’il s’autorisait à s’attarder sur le destin probable de son frère.
Anson ne pouvait comprendre comment il avait pu agir sur la foi de si maigres informations – ou comment il avait pu si froidement laisser son frère aller à la mort. « J’aurais dû y aller moi-même, répétait-il à qui voulait l’entendre. Je n’aurais jamais dû le laisser prendre ce risque.
— Les Entités ne t’auraient pas laissé approcher à moins de quinze bornes du Numéro Un, lui disait Steve. Tu aurais diffusé tes intentions tout le long du chemin. »
Et Khalid : « Tu n’aurais jamais pu y arriver, Anson. C’est Tony qui devait partir. Pas toi. Jamais de la vie. »
Peu à peu, Anson finit par reconnaître la justesse de ce jugement, mais pas avant que sa morosité ait atteint une telle profondeur dans le découragement que Steve, Mike et Cassandra envisagèrent sérieusement de le surveiller au cas où il aurait des velléités de suicide. On n’en arriva jamais là, mais le nuage noir qui s’était posé sur Anson n’avait pas l’air près de se dissiper.
Pourquoi n’y avait-il pas eu de réaction à l’attentat ? Quelles étaient les intentions des Entités ? L’énigme restait entière. Anson ne trouvait pas de réponse à ces questions.
C’était presque comme si Elles se moquaient de lui en refusant de riposter. Comme si elles lui disaient : Nous savons ce que tu as essayé de faire, mais nous nous en fichons. Nous n’avons rien à craindre d’insectes de ton espèce. Nous sommes trop supérieures à toi pour éprouver ne serait-ce que de la colère. Nous sommes tout et tu n’es rien.
Ou peut-être que non. Peut-être que ce n’était pas du tout comme ça.
Le trait essentiel des extraterrestres, se remémora Anson, c’est qu’ils ne sont pas de ce monde. Tout ce que nous pouvons penser à leur sujet est faux. Nous ne les comprendrons jamais. Jamais. Jamais. Jamais.
Jamais.
8. DANS CINQUANTE-DEUX ANS D’ICI
« Clé seize, Résidence Omicron Kappa, aleph moins un », annonça Andy au logiciel de service à la porte d’Alhambra du Mur de Los Angeles.
En général, il ne s’attendait pas à ce qu’un logiciel ait des soupçons. Celui-ci n’était même pas très intelligent. Il y avait des biopuces de première bourre derrière – il les sentait s’agiter et palpiter sous le flux d’électrons – mais le logiciel lui-même était de la daube. Configuration typique des contrôleurs d’accès, songea Andy.
Il attendit que les picosecondes finissent de s’égrener.
« Identité, s’il vous plaît, énonça le contrôleur d’une voix heurtée de robot décalée d’un bon siècle.
— John Doe. Bêta Pi Upsilon 104324X. »
II tendit le poignet. Un instant encore pour la vérification de l’implant. Tic, tic, tic. Confirmation ! Andy avait une fois de plus roulé un contrôle. La porte s’ouvrit. Il entra à pied dans Los Angeles.
Simple comme Bêta Pi.
Il avait oublié à quel point le Mur qui ceinturait Los Angeles était vaste. Chaque grande ville avait son mur, mais celui-ci était spécial : trente, voire cinquante mètres d’épaisseur, facile. Ses portes étaient de vrais tunnels. La masse totale de l’ouvrage était colossale. L’énergie humaine employée à sa construction -au muscle et de la sueur, de la sueur et du muscle – avait dû être phénoménale. Surtout si on considérait qu’il faisait le tour complet du bassin de Los Angeles – il s’élançait de la vallée de San Gabriel à celle de San Fernando, puis franchissait les montagnes pour descendre jusqu’à la côte et bouclait la boucle en passant par Long Beach – et s’élevait à presque vingt mètres de haut pour s’enfoncer d’autant dans le sol sur toute cette circonférence. Un mur de cette taille, ça donnait à réfléchir : toute cette sueur, toute cette peine, tout ce labeur. Pas les siens, bien sûr, mais tout de même…
À quoi servaient tous ces murs ?
À nous rappeler, songeait Andy, que nous sommes tous des esclaves à présent. Impossible d’oublier ces murs. Impossible de faire comme s’ils n’existaient pas. Nous vous avons forcés à les construire, ne l’oubliez jamais. Tel était le message.
Juste derrière le Mur, Andy aperçut quelques Entités en train de se promener dans la rue. Préoccupées comme d’habitude par leurs énigmatiques affaires, elles ne prêtaient aucune attention aux humains alentour. C’étaient des spécimens de la caste supérieure, le top niveau des monstres, avec des taches lumineuses orange sur les flancs. Andy les regarda passer à distance respectable. Il savait que les créatures avaient le chic pour cueillir les humains avec leurs interminables langues élastiques, comme un caméléon attrape une mouche, et les laisser pendre dans le vide tandis qu’ils les examinaient avec leurs yeux jaunes larges comme des soucoupes. Là-haut, au ranch, la vieille Cindy racontait qu’elle avait été kidnappée ainsi le tout premier jour de la Conquête.
Andy n’avait pas tellement envie de faire l’expérience. On n’était pas maltraité, apparemment, mais de quoi on a l’air quand on pendouille dans le vide à la merci d’un machin qui ressemble à un calmar violet de cinq mètres de haut dressé sur les bouts de ses tentacules ?