Son objectif prioritaire une fois entré dans la ville était de se trouver une voiture. Il était arrivé ce matin de l’Arizona dans une assez bonne Buick d’un modèle récent, puissante et élégante, qu’il avait trouvée à Tucson, mais elle devait être recherchée partout à présent, et il lui avait semblé risqué d’essayer de lui faire franchir le Mur. C’était donc à grand regret qu’il l’avait abandonnée dans un parking à l’extérieur et était entré à pied.
Sur Valley Boulevard, à environ deux blocs du Mur, il repéra une Toshiba Eldorado récente qui lui fit une très bonne impression. Il se syntonisa sur la fréquence de sa serrure, se coula à l’intérieur et mit environ quatre-vingt-dix secondes pour reprogrammer ses automatismes à l’aune de ses indicateurs métaboliques personnels. La propriétaire précédente devait être grosse comme un hippopotame et probablement diabétique : son indice de glycogène était extravagant et ses phosphines en plein délire. « Pershing Square », dit-il à la voiture.
Elle avait une bonne capacité, dans les 90 méga-octets. Elle vira immédiatement vers le sud, trouva la vieille autoroute et fila en direction du centre-ville. Andy comptait s’installer dans le quartier des affaires, allonger deux ou trois rectifs vite fait, histoire de ne pas perdre la main, se trouver une chambre d’hôtel, un restau et peut-être louer les services d’une accompagnatrice. Et aviser ensuite : rester à L.A. une ou deux semaines, pas plus. Ensuite prendre la tangente et filer jusqu’à Hawaï peut-être. Ou descendre en Amérique du Sud. En attendant, L.A. n’était pas si mal que ça en cette époque de l’année. On était en plein hiver, certes, mais l’hiver à Los Angeles c’était de la rigolade, avec ce soleil doré et ces brises tièdes qui descendaient des canyons. Andy était heureux de se retrouver enfin dans la métropole, du moins pour quelque temps après cinq ans de bourlingue d’un bled à l’autre.
À trois ou quatre kilomètres à l’est du grand échangeur du centre-ville, un bouchon commença à se former. Peut-être un accident, ou un barrage. Il ne le saurait qu’une fois là-bas. Il ordonna donc à la Toshiba de quitter l’autoroute.
Se faufiler à travers les barrages n’était pas toujours très rassurant et exigeait de bosser sérieusement, même quand les circonstances étaient favorables. Andy préférait éviter ça. Il savait qu’il pouvait probablement rouler n’importe quel type de logiciel de contrôle et certainement n’importe quel flic humain, mais à quoi bon se compliquer l’existence ?
Après un peu de slalom dans la direction générale des IGH du centre-ville, il demanda à la voiture de lui indiquer où il se trouvait.
L’écran s’alluma. Alameda, près de Banning. Juste à la périphérie du centre-ville, apparemment. Il se fit déposer sur Spring Street, à deux blocs de Pershing Square.
« Tu me récupères à 18 h 30, dit-il à la Toshiba. Au coin de… voyons… de la Sixième et de Hill Street. »
La voiture alla se garer et il se dirigea vers Pershing Square pour fourguer quelques rectifs.
Andy n’avait pas l’intention de contacter l’organisation de Mary Canary. Les collègues n’allaient pas l’accueillir à bras ouverts, et de toute façon, il ne comptait pas rester très longtemps en ville, pas assez pour qu’ils puissent le repérer, alors pourquoi partager les bénéfs avec eux ? Il serait parti avant même qu’ils soient au courant de sa présence ici.
Quoi qu’il en soit, il n’avait pas besoin de leur aide. Un bon rectifieur indépendant n’avait aucun mal à dégoter des clients. Rien qu’au regard, on comprenait qu’ils étaient en manque : on y voyait une colère rentrée, un ressentiment prêt à se déchaîner après toutes les misères qu’avait pu leur faire une bureaucratie bornée et indifférente contrôlée par les Entités. Et puis autre chose – un je-ne-sais-quoi d’impalpable, le vague sentiment d’avoir conservé une ou deux onces d’intégrité – qui annonçait illico le client potentiel, c’est-à-dire un individu prêt à risquer gros pour regagner un minimum de liberté. Andy en trouva un en moins d’un quart d’heure.
C’était le type surfeur sur le retour, torse de lutteur et tignasse décolorée. Le surf, activité jadis très en vogue sur la côte, avait pratiquement disparu. Les Entités l’interdisaient depuis dix, quinze ans : Elles avaient tendu leurs seines à plancton tout au long du rivage, de Santa Barbara à San Diego, pour pomper les nutriments marins qui semblaient être leur principale nourriture, et le premier beach boy qui aurait eu l’idée d’aller taquiner les vagues dans ces parages aurait été avalé tout cru en moins de deux.
Mais ce mec avait dû être cador dans sa spécialité. À la manière dont il traversait le parc en faisant de petits mouvements pour garder l’équilibre, comme s’il avait besoin de compenser les irrégularités de la rotation terrestre, on voyait facilement quel athlète il avait dû être. Il s’assit à côté d’Andy et attaqua son déjeuner. Des avant-bras épais, des mains noueuses. Un travailleur affecté au Mur, très vraisemblablement. Des crispations dans les muscles de ses joues : la colère qui frémissait en permanence juste au-dessous du point d’ébullition.
Andy réussit à le faire parler au bout d’un moment. Surfeur, oui. Quarante ans au bas mot, et paumé dans son glorieux passé. Il se mit à évoquer avec force soupirs les plages légendaires où les vagues étaient de vrais tubes qui n’arrêtaient pas de déferler.
« Trestle Beach, murmura-t-il. C’est au nord de San Onofre. On était obligé de traverser en douce Camp Pendleton, la vieille base d’entraînement du LACON. Des fois, les gardes du LACON ouvraient le feu, juste des coups de semonce. Ou alors Hollister Ranch, du côté de Santa Barbara. » Ses yeux bleus commencèrent à s’embuer. « Huntington Beach. Oxnard. Je suis allé partout, mec, dit-il en pliant ses énormes doigts. Et maintenant toute la côte appartient à ces putains d’Entités. Incroyable, non ? C’est à Elles. Et moi, j’ai repiqué au truc et je vais encore bosser au Mur sept jours sur sept pendant dix ans de plus.
— Dix ans ? releva Andy. C’est pas de la tarte.
— Tu connais des gens pour qui c’est de la tarte ?
— Y en a. Ils achètent leur liberté.
— Ouais. Évidemment.
— Ça se fait, tu sais. »
Le surfeur lui décocha un regard méfiant. Normal, songea Andy. On pouvait toujours tomber sur un quisling. Il y avait des mouchards et des collabos partout. Une foule de gens adoraient bosser pour les Entités.
« Ça se fait ? demanda le surfeur.
— Ce n’est qu’une question d’argent.
— À condition de trouver un rectifieur.
— C’est ça.
— À qui on puisse faire confiance. »
Andy haussa les épaules. « II y a de tout chez les rectifieurs. T’es obligé d’y aller au feeling, mec.
— Ouais… »
Un ange passa et le surfeur reprit : « J’ai entendu parler d’un type qui s’est payé une rectif de trois ans avec passage du Mur en prime. Il est monté dans le nord, s’est embarqué sur un chalutier de krill et s’est retrouvé de l’autre côté de l’Australie, sur la Grande Barrière… Personne va jamais le retrouver là-bas. Il est sorti du système. De ce système de merde. Combien ça lui a coûté, à ton avis ?
— Dans les vingt mille.
— Hé ! pas mal deviné !
— J’ai pas deviné.
— Ah bon ? » Nouveau regard méfiant. « T’as pas l’air d’être du coin.
— Exact. Je suis de passage.
— Alors, c’est toujours le tarif ? Vingt mille ?
— Je peux pas t’avoir un chalutier de krill. Faudra te débrouiller tout seul une fois que tu seras dehors.