— Il a été émis à Los Angeles et détecté par un balayage télématique aléatoire d’un de nos correspondants là-bas. C’est tout frais. S’il est à L.A., il doit y être revenu très récemment. »
Anson examina de nouveau le listing. Toujours des flèches et des paraphes. Un labyrinthe incompréhensible. Quelque chose commença à palpiter en lui, sensation qu’il n’avait pas éprouvée depuis des années mais qu’il réprima. Il haussa les épaules et dit : « Qu’est-ce qui te fait croire que c’est la signature d’Andy ?
— L’intuition, peut-être. Ça fait cinq ans que je le cherche, et maintenant je sais à quoi m’attendre. Cette feuille, c’est Andy tout craché. C’est le genre de codes qu’il employait quand il était gosse. Je me rappelle qu’il me les expliquait mais je n’ai jamais saisi ce qu’il essayait de me dire. Il avait dix, onze ans à l’époque. J’ai l’impression qu’il a repiqué à ce genre de truc depuis qu’il est en cavale. Qu’il revient à son jargon personnel. Nous avons ressorti nos antennes et lancé un programme de détection, et maintenant nous constatons que l’individu qui emploie ce jargon n’a cessé de se déplacer vers l’ouest au cours de cette année : Floride, Louisiane, Texas, Arizona. Et maintenant L.A. Le pirate qui utilise ces codes travaille actuellement comme rectifieur là-bas. Un indépendant, qui opère en-dehors de la corporation, semble-t-il. Je suis sûr que c’est Andy. »
Anson leva les yeux pour fixer le visage rond, empâté et sincère de son cousin. Il y vit une totale conviction. Anson fut surpris de se trouver soudain submergé par un flot d’admiration, voire d’amour pour Steve.
Celui-ci avait quinze ans de plus que lui et aurait dû être le chef du clan Carmichael. Mais il n’avait jamais voulu être un chef. Il ne voulait que continuer à s’occuper des trucs qui le branchaient, assis toute la journée et la moitié de la nuit devant sa console à grappiller des données sur les réseaux du monde entier. Tandis que lui, Anson…
La palpitation s’accentuait en lui. Plus question de la refouler.
« Dis-moi, Steve, tu crois que tu pourrais vraiment remonter jusqu’à lui sur la base de ces informations ?
— Ça, je ne peux pas le dire. Andy est très, très futé. Je ne devrais pas être obligé de te le rappeler. Il se déplace rapidement. Le simple fait d’avoir retrouvé sa trace ne veut pas dire que nous allons le rattraper. Mais on peut essayer.
— Alors, on essaie. Nom de Dieu, tu tentes le coup, d’accord ? Retrouve-le, ramène-le ici, et rends-le utile à la communauté. Ton allumé de fils, ce mutant.
— Mutant ?
— Un sauvage. Indiscipliné, amoral, égocentrique et mégalo… D’où il tient tout ça, Steve ? De toi ? De Lisa ? J’en doute. Et certainement pas de la fraction Carmichael de son ascendance.
Alors, c’est forcément un mutant. Oui, un mutant. Avec des compétences démesurées dont il se trouve que nous avons grand besoin. Un besoin gi-gan-tesque. Si seulement il condescendait à bien vouloir les mettre à notre service… »
Pas de réponse de Steve. Anson se demanda ce qu’il pensait mais il ne détectait absolument rien. Le visage joufflu et aimable de Steve était totalement vide d’expression. Le silence se prolongea inconfortablement jusqu’à devenir intolérable. Anson se leva et s’approcha du bord du patio ; il saisit la balustrade et plongea son regard dans la verdure de la somptueuse gorge en contrebas. Et s’aperçut qu’il commençait à trembler.
Il savait ce qui s’était passé. La grandiose ambition de jadis avait commencé à renaître en lui ; le rêve glorieux de mener avec succès une croisade contre les extraterrestres, d’abattre le Numéro Un et de mettre fin à leur domination d’un seul coup fulgurant. Depuis l’expédition sans retour de Tony à Los Angeles, Anson gardait tout cela dans quelque chambre forte de son âme. Or, d’une manière ou d’une autre, ces souvenirs s’étaient libérés, accompagnés de la peur, du doute, d’une noire morosité et d’un douloureux aiguillon de culpabilité ravivée liée à la stupidité qui l’avait fait envoyer Tony à la mort – toute une armée de mornes pensées pessimistes dont il était la cible.
Debout sur le patio, il respirait lentement, à fond, essayait de se calmer tout en scrutant le maquis touffu d’après la Conquête qui avait poussé, au fil des ans, entre le ranch et la ville en contrebas. Une étrange vision se mit alors à tourbillonner dans son esprit.
Il vit un édifice surmonté d’un dôme qui ressemblait à une ruche en marbre blanc : une chapelle, un temple, un sanctuaire. Un sanctuaire, oui. Le Numéro Un reposait à l’intérieur. Une sorte de grosse limace blafarde et boursouflée, de dix mètres de long, enchâssée dans les mécanismes qui lui fournissaient ses éléments nutritifs.
Anson vit alors une forme humaine s’approcher du dôme : une silhouette énigmatique, élancée, calme, sans visage. Ce pouvait presque être un androïde. Andy Gannett, assis devant son terminal, une lueur diabolique dans le regard, la guidait par télécommande, la gavant frénétiquement de données piratées dans les archives hermétiquement scellées de Karl-Heinrich Borgmann. L’assassin sans visage se tenait à présent devant la porte du sanctuaire ; Andy lui donnait de mystérieux ordres numériques qu’il transmettait à son tour au gardien du sanctuaire et la porte s’ouvrait aussitôt, en révélant une autre derrière elle, et une autre, et encore une autre jusqu’à ce que le tueur sans visage se trouve à l’intérieur de la cachette sacrée du Numéro Un lui-même…
Il brandissait une arme. Tirait calmement. Le Numéro Un baignait dans une gerbe de flammes bleues. Crépitait, noircissait, se calcinait.
Au même moment, partout sur Terre, les Entités se ratatinaient comme par magie, se desséchaient et mouraient… et le lendemain, le soleil se levait sur un monde libéré…
Anson se retourna vers Steve, qui, appuyé au mur de la maison, l’enveloppait d’un regard étrangement placide. Anson réussit à produire un pâle sourire et dit : « Tu sais sans doute que je me fous complètement de la Résistance depuis que Tony est mort, n’est-ce pas ? Que j’ai seulement fait semblant de m’y intéresser ?
— Oui. Je le sais, Anson.
— Mais ce truc pourrait tout changer. Si seulement tu pouvais enfin mettre la main sur ton fichu renégat de fils mutant génial. Et si tu pouvais le persuader d’ouvrir en douce les archives de Borgmann. Et si lesdites archives pouvaient nous donner un minimum d’indices sur la nature du Numéro Un et sur sa planque. Et si nous pouvions alors introduire un tueur correctement programmé qui…
— Ça fait un sacré tas d’hypothèses, si tu veux mon avis.
— Vraiment, cousin ? Alors peut-être qu’on ferait mieux d’oublier tout ça. Qu’est-ce que t’en dis ? On remballe la Résistance une fois pour toutes, on reconnaît que le monde appartiendra aux Entités jusqu’à la fin des temps, on met en sommeil tout le réseau clandestin que Doug, Paul et toi avez passé ces trente dernières années à installer, et on se contente de rester assis sur notre cul dans notre ranch et de vivre notre petite vie tranquille comme nous la vivons depuis le début. Qu’est-ce que t’en dis, Steve ? On abandonne enfin cette illusion de Résistance usée jusqu’à la corde ?
— C’est ce que tu veux, Anse ?
— Non. Pas vraiment.
— Moi non plus. Je vais voir ce que je peux faire pour retrouver Andy. »
On l’emmena, emballé et ficelé comme un paquet cadeau, au Q.G. du LACON sur Figueroa Street, la tour en marbre noir de quatre-vingt-dix étages qui abritait le gouvernement fantoche de la ville. On l’adossa au mur d’un vestibule caverneux brillamment illuminé et on le laissa assis là pendant ce qui lui sembla être un jour et demi, même si ce n’était en réalité qu’une heure tout au plus. Andy s’en fichait. Il était sonné. On aurait pu le balancer dans une fosse septique, il n’aurait pas bronché. Il n’était pas physiquement atteint -le contrôle automatique de ses circuits internes fonctionnait encore et affichait un vert bon teint – mais l’humiliation était si intense qu’il se sentait laminé. Démoli. Anéanti. Tout ce qu’il voulait savoir à présent, c’était le nom du bidouilleur qui lui avait fait ça.