— Je sais pas. J’en suis pas sûr. Pas vraiment.
— T’en es pas sûr ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que j’en suis pas sûr, voilà. » Andy ferma les yeux un instant et secoua la tête comme un chien qui s’ébroue après la pluie. « Tais-toi et laisse-moi réfléchir, mon petit. Vu ? »
Andy resta dans la voiture. Et merde, qu’est-ce qu’il attendait ? Une petite pluie fine se remit à tomber. Frank ne tenait plus en place. Puis il entendit l’autre grommeler tout bas quelque chose qui ne lui était manifestement pas destiné. Andy s’adressait sans doute à la voiture. Un modèle aussi récent devait avoir la commande vocale.
« Alors, tu viens ou non ? » dit Frank en agitant de nouveau son arme.
Il commençait vraiment à être en colère. Mais comprenant enfin qu’Andy avait changé d’avis et était sur le point de repartir, il franchit le seuil, s’approcha d’un pas décidé, passa le canon de l’arme par la vitre baissée et l’appliqua contre la mâchoire de son cousin au moment même où la voiture commençait à reculer lentement sur la route boueuse. Frank se mit à courir à petites foulées et n’eut aucune peine à se maintenir à la hauteur du véhicule tout en gardant le fusil braqué sur le front d’Andy.
Celui-ci coula un regard oblique et incrédule en direction du canon de l’arme.
« Pas question de partir d’ici, l’informa Frank. Laisse tomber. Tu as environ deux secondes pour freiner. »
II entendit l’autre dire à la voiture de s’arrêter. Elle s’immobilisa brutalement. « Bordel de merde », grommela Andy avec un regard noir.
Frank ne retira pas son arme de l’embrasure. « Ça va. Maintenant, tu sors de la bagnole.
— Écoute, Frank, j’ai décidé que j’avais pas envie de visiter le ranch après tout.
— Dur. T’aurais dû te décider avant de grimper jusqu’ici. Tu sors.
— C’était une idée à la con, vraiment. J’aurais jamais dû revenir. Personne ici veut me revoir et y a personne que je veux voir. Alors si t’étais assez aimable pour décoller ce fichu flingue de ma pomme… si t’y vois pas d’inconvénient… et me laisser repartir…
— Tu sors, réitéra Frank. Maintenant. Sinon je bousille l’ordinateur de ta bagnole et tu pourras plus aller nulle part. » Andy lui jeta un regard hargneux. « Allez…
— C’est toi qui vas y aller. » Et Frank de souligner son propos du canon de l’arme.
« Très bien, môme, t’as gagné. Je sors. Et tu te calmes un peu, hein ? On peut rentrer tous les deux en bagnole. Ça sera beaucoup plus rapide. Et puis j’aimerais bien que t’arrêtes de me viser avec cette pétoire.
— On fera le chemin à pied. C’est pas si loin que ça. On y va. Maintenant. T’es capable de marcher, non ? Alors, bouge-toi, Andy. »
II ouvrit la portière en maugréant et sortit.
C’était très dur de croire qu’Andy était vraiment là, songea Frank. Les deux semaines précédentes, Steve, Paul et les autres informaticiens du ranch s’étaient adonnés à toutes sortes d’acrobaties télématiques pour essayer de retrouver la trace de cet individu à Los Angeles, et le voilà qui se pointait ici de son propre chef. Sans trop savoir, semblait-il, s’il avait eu raison de venir ; mais il était là. C’était l’essentiel.
« Le flingue », insista Andy. Frank le tenait toujours braqué sur lui. « C’est pas vraiment nécessaire, tu sais. J’aimerais que tu comprennes que ça me met vachement mal à l’aise.
— Sans doute. Mais on n’est que tous les deux ici et je sais pas à quel point t’es dangereux, Andy.
— Dangereux, moi ? Dangereux ?
— Marche devant, s’il te plaît. Je te suis de près.
— C’est vraiment con, Frank. Je suis ton propre cousin.
— Petit cousin, y me semble. Allez. T’arrête pas.
— Tu m’emmènes voir ton père ?
— Non. Le tien. »
« II est où ? demanda Steve.
— Dans la bibliothèque », dirent deux des fils d’Anson. Ils avaient parlé en même temps, ce qui était fréquent chez les deux jeunes gens. « Mon frère Frank est avec lui et le surveille, ajouta Martin.
— Il le tient en respect avec le fusil », surenchérit James.
Ils avaient tous deux l’air très satisfaits.
Steve enfila le couloir à la hâte. Dans la bibliothèque, pièce sombre, basse de plafond, intégralement garnie de rayonnages bourrés de centaines et de centaines de livres rares et érudits sur diverses cultures orientales – ouvrages qui avaient appartenu au Colonel et que personne n’avait ouverts depuis quinze ou vingt ans –, un tableau vivant très peu classique l’attendait. Frank était appuyé négligemment contre une armoire à gauche de la porte, le fusil que tout le monde emportait pour aller à la grille reposant en douceur sur son avant-bras gauche. L’arme était braquée plus ou moins vers un fort gaillard, tendu, la mine renfrognée, vêtu d’un jean ample et d’une chemise écossaise en flanelle, qui se tenait de l’autre côté de la pièce. Un inconnu grognon en qui Steve reconnut au bout d’un moment son fils Andy.
« Nous n’avons probablement pas besoin de le menacer d’une arme, Frank. Pas vrai, Andy ?
— C’est pas son avis à lui, dit Andy d’une voix sinistre.
— Mais c’est le mien. Tu n’y vois pas d’inconvénient, Frank ?
— À vos ordres, monsieur. Vous voulez que je sorte ?
— Oui. Je pense. Mais ne t’éloigne pas trop. » Frank se retira. Steve regarda dans la direction d’Andy et demanda : « Je risque rien avec toi ?
— Dis pas de conneries, p’pa.
— Comment je peux en être sûr ? Tu es un drôle de zigoto. Tu as toujours été comme ça et tu ne changeras jamais. » Steve remarqua qu’Andy avait pas mal grossi. Et son crâne commençait à se dégarnir. Les gènes Gannett remontaient à la surface. Quel âge avait-il, au juste ? Steve fut obligé de faire le calcul. Vingt-quatre ans, conclut-il. Oui. Vingt-quatre ans. Il avait l’air beaucoup plus vieux que ça, mais Steve se rappela alors qu’Andy avait toujours fait plus que son âge, même quand il était tout gamin. « Un drôle de zigoto, oui, voilà ce que tu es. Anson pense que tu es un mutant.
— Vraiment ? Regarde, p’pa. Cinq doigts à chaque main. Une seule tête. Deux yeux seulement, et de chaque côté du nez, comme il se doit. »
Steve n’apprécia que très modérément cet humour. « Un mutant quand même, reprit-il. Une personnalité de mutant, voilà ce qu’Anson a voulu dire. Quelqu’un qui ne ressemble à aucun d’entre nous… Écoute, tu peux voir ça comme ça : je suis une sorte de pauvre mec, Andy. Je suis gros, je suis lent et prudent. Je l’ai toujours été et le serai toujours. Ça ne me gêne pas d’être comme ça. Mais je suis aussi un citoyen respectable, responsable et travailleur. Alors, dis-moi un peu : comment j’ai pu élever un criminel comme toi ?
— Un criminel ? C’est ce que je suis ?
— Le mot est trop dur, c’est ça ? Moi, je ne trouve pas. Pas si j’en crois ce qu’on m’a raconté. Pourquoi es-tu revenu ici, Andy ?
— Je sais pas au juste. Un peu de nostalgie, peut-être ? Je peux pas dire. J’allais à Frisco et brusquement j’ai eu comme une inspiration et je me suis dit : Et puis zut, je roule dans cette direction, après tout, alors je crois que je vais revoir ce bon vieux ranch, je vais revoir la famille, ces bons vieux papa et maman, ce vieux cul-coincé d’Anson et cette allumeuse de La-la.