— La-la, oui. Elle préfère qu’on l’appelle Lorraine maintenant. C’est son vrai nom, au cas où tu l’aurais oublié. Elle sera heureuse de te revoir. Elle va pouvoir te présenter à ton fils.
— Mon fils. » Pas la moindre étincelle d’émotion n’apparut sur son visage glacial.
Steve sourit. « Ben oui, ton fils. Il a cinq ans. Il est né pas très longtemps après que tu nous as faussé compagnie.
— Et il s’appelle comment, p’pa ? Anson ?
— Eh bien, en fait, tu seras surpris d’apprendre qu’il s’appelle bien comme ça. Anson Carmichael Gannett, Junior. C’était gentil de la part de Lorraine de lui donner ton nom, vu les circonstances, non ? »
Ce fut au tour d’Andy de ne pas apprécier. Il fit peser sur Steve un long regard morose et lâcha d’une vois froide et monocorde : « Bien, bien, bien. Anson C. Gannett, Junior. C’est très gentil. Je guis rudement, rudement flatté. »
Steve feignit de ne pas remarquer le ton moqueur de son fils. Sans cesser de sourire, il dit : « Je suis heureux de l’entendre. C’est vraiment un enfant adorable. Nous l’appelons “Anse”… Au fait, tu penses rester combien de temps avec nous, fiston, maintenant que tu es ici ?
— Au moins aussi longtemps que Frank restera assis dans le couloir avec son fusil, je crois.
— Désolé pour le fusil. Frank a réagi d’une façon un peu excessive, ce me semble. Mais il ne savait pas à quoi s’attendre avec toi. Nous savons que tu as vécu en marge de la légalité depuis que tu es parti d’ici. Tu travaillais comme rectifieur, c’est bien ça ?
— Les lois qu’enfreignent les rectifîeurs sont les lois des Entités, énonça Andy avec raideur. En fait, les rectifîeurs arrachent des humains à l’oppression des Entités. Je pourrais trouver assez d’arguments pour qu’on considère les activités des rectifîeurs comme un aspect de la Résistance. Une sorte de contribution individuelle à la Résistance. Ce qui ferait de moi un citoyen tout aussi respectable et respectueux des lois que ce que tu prétends être.
— Je comprends ce point de vue, Andy. N’empêche que les rectifîeurs mènent une sorte d’existence obscure et clandestine et qu’ils sont loin d’être tous absolument honnêtes. Cela dit, il me plairait de penser que tu étais plus honnête que la plupart.
— Tu ne crois pas si bien dire. » II y avait un crépitement dans la voix d’Andy et une lueur dans son regard qui conduisirent Steve à penser qu’il disait peut-être la stricte vérité, pour une fois. « J’ai fait quelques rectifs en bois, oui – tu sais de quoi je parle, hein ? –, mais uniquement parce que la corporation des rectifîeurs m’y avait obligé. Règlement intérieur de la corpo. La plupart du temps, je jouais franc-jeu et je faisais le travail correctement. Question de fierté professionnelle pour un bidouilleur. J’ai fini par connaître le réseau des Entités comme ma poche, en plus.
— C’est bon à savoir. Nous l’espérions un peu. C’est pour ça que nous t’avons cherché partout pendant toutes ces années.
— C’est vrai ? Et pourquoi ?
— Parce que nous faisons encore de la Résistance, ici sur notre montagne, et que tu as des compétences uniques qui pourraient nous rendre service dans un important projet auquel nous travaillons depuis longtemps.
— Et de quel genre de projet s’agirait-il ? On a assez tourné autour du pot. Qu’est-ce que tu veux de moi exactement, p’pa ?
— Pour commencer, ta coopération dans le cadre d’un petit projet de piratage informatique d’importance critique, un truc trop ardu pour moi, mais qui, je crois, est dans tes cordes.
— Et si je refuses de coopérer ?
— Tu ne refuseras pas. »
Andy en était soufflé. Les archives de Borgmann ! Ça alors !
Il se rappelait les avoir cherchées deux ou trois fois – quand il avait quatorze, quinze ans, dans ces eaux-là. Tout le monde s’y collait un jour ou l’autre. C’était comme l’Eldorado, les mines du roi Salomon, la marmite pleine d’or au pied de l’arc-en-ciel. La cache légendaire des données Borgmann, la clé de tous les mystères des Entités.
Mais cette quête ne lui avait rien rapporté et il s’en était assez vite désintéressé, une fois qu’elle avait commencé à dégénérer en séries d’impasses. On flairait une ou deux pistes prometteuses et on avait momentanément la certitude d’avoir trouvé le moyen d’atteindre les richesses que le sournois et malfaisant Borgmann avait planquées pour son plaisir personnel dans une zone mémoire non précisée de l’ordinateur d’un Terrien anonyme. Et juste au moment où on galopait à bride abattue sur la route du succès après s’être appuyé un boulot d’enfer, on s’apercevait qu’on avait été dérouté à son insu, qu’on était pour ainsi dire en train de disparaître dans son propre rectum, et le rire fantomatique de Borgmann éclatait dans vos oreilles. Après quelques expériences de ce genre, Andy avait décidé qu’il y avait mieux à faire dans la vie.
Il raconta tout cela à Steve et Anson, et aussi à Frank, qui les avait accompagnés jusqu’au centre de communications. Malgré sa jeunesse, Frank semblait être devenu quelqu’un de très important en l’absence d’Andy.
« Nous voulons que tu fasses une autre tentative, dit Anson.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que je vais aboutir à quoi que ce soit cette fois-ci ?
— Ceci, dit Steve. J’ai là une chaîne de données qu’à mon avis personne n’a encore jamais explorée, ou alors très peu, et je suis convaincu qu’elle remonte jusqu’à Borgmann. J’en connais l’existence depuis des années. Je bricole dessus à mes moments perdus. Mais je me heurte à un verrouillage que je ne peux pas forcer. Peut-être que toi tu pourras y arriver.
— Tu m’en as jamais parlé. Pourquoi tu m’as pas mis sur l’affaire à l’époque ?
— Parce que tu n’étais plus là. Tu as choisi de partir pour Los Angeles la nuit même où je suis tombé dessus par hasard, mon ami. Alors, comment j’aurais pu t’en parler ?
— Bon. Ça va. Et si je rentre là-dedans maintenant, qu’est-ce que je suis censé trouver pour vous ?
— L’adresse physique de l’Entité Numéro Un », dit Anson.
Andy se retourna et le dévisagea. « T’es toujours accro à cette connerie, alors ? Ça t’a pas suffi de faire tuer Tony ? »
II vit Anson tressaillir comme s’il avait reçu un coup de poing. Un instant, Andy regretta sa franchise. C’était un coup bas, il le savait. Anson était trop vulnérable de ce côté-là. Encore plus qu’avant, peut-être. Quelque chose avait changé chez lui au cours de ces dernières années, et pas en mieux. Comme si une pièce essentielle s’était brisée en lui. Ou comme s’il avait vieilli de trente-cinq ans en l’espace de cinq. Il avait été accablé par une série de décès : sa femme, son père et puis son frère. Il devait encore en souffrir.
N’empêche qu’Andy n’avait jamais beaucoup aimé Anson. Un constipé ; un fanatique ; un emmerdeur. Un Carmichael. S’il portait encore le deuil de gens morts depuis cinq ou dix ans, tant pis. Rien à foutre de ses bons sentiments, songea Andy.
« Nous croyons toujours, continua Anson en s’efforçant manifestement de ne pas exploser, qu’il existe un Numéro Un chez les Entités, Andy, et que si nous pouvons le trouver et le tuer nous occasionnerons des dégâts considérables à toute leur structure de contrôle. » II garda un instant les lèvres serrées en un mince trait horizontal, puis reprit : « Nous avons envoyé Tony, mais pour une raison ou une autre, Tony n’était pas à la hauteur. Les Entités ont plus ou moins eu vent de ce qu’il se préparait à faire, mais Elles l’ont laissé poser sa bombe quand même parce qu’il n’était pas au bon endroit. Et puis Elles l’ont cueilli. La prochaine fois, il faudra avoir l’adresse correcte. Et nous comptons sur toi pour la trouver.