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— Et qui sera le prochain Tony, si je la trouve ?

— T’occupe. J’en fais mon affaire. Ton boulot, c’est de pénétrer les archives Borgmann et de nous dire où se cache le Numéro Un et comment on peut arriver jusqu’à lui.

— Qu’est-ce qui te donne la certitude que je vais trouver ce genre d’information ? »

Anson lança un regard exaspéré en direction de Steve mais continua de garder un sang-froid d’acier. « Je n’en ai pas la certitude. Mais on peut raisonnablement supposer que Borgmann, étant donné tout ce qu’il a accompli et le degré d’autorité qu’il a réussi à atteindre dans les premiers temps de la Conquête, avait découvert un moyen quelconque d’entrer directement en contact avec le haut commandement des Entités. Que nous définissons comme la créature Numéro Un. Il est donc raisonnable de croire que les protocoles utilisés par Borgmann pour prendre contact avec le Numéro Un sont classés quelque part dans ses archives. Je ne sais pas ce qu’il en est en réalité. Personne ne le sait. Mais, nom de Dieu, tant que nous n’y avons pas jeté un coup d’œil… » Le front et les joues d’Anson, couturés et plissés par des rides de stress qu’Andy ne lui avait jamais vues, avaient commencé à virer à l’écarlate. Son bras gauche était agité d’un tremblement apparemment incontrôlable. Frank, l’air soucieux, se rapprocha de lui. Steve lança à Andy le regard le plus féroce qu’il ait jamais vu sur la grosse bouille de son père.

« Très bien, dit Andy. Pas la peine d’en rajouter, Anson. Tu me montres ce truc et je vais voir ce que je peux faire. »

C’était un peu avant minuit. Steve et Andy, le père et le fils, étaient assis côte à côte dans le centre de communications ; Anson et Frank se tenaient debout derrière eux. Steve avait un écran, Andy un autre. Il vit des motifs abstraits commencer à défiler sur l’écran de son père, les lignes fluides des chaînes de données traduites en équivalents visuels.

« Donne-moi ton poignet », dit Steve.

Andy le regarda, inquiet. Il y avait une éternité qu’ils n’avaient pas communiqué entre eux par implants interposés. Andy, qui n’avait jamais eu la moindre difficulté à effectuer des connexions entre biordinateurs avec qui que ce soit, se surprit soudain à hésiter avant de mettre sa biopuce à la disposition de Steve, comme si un simple échange de données impliquait une terrifiante intimité. « Ton poignet », répéta Steve. Andy tendit le bras. Ils entrèrent en contact. « Voilà ce qui à mon avis devrait être la porte d’accès aux archives Borgmann, dit Steve. Ce truc, ici. » Un flux de données commença à transiter du père vers le fils. Steve montra les points nodaux sur l’écran d’Andy, tourbillons de vert et de violet sur un arrière-plan saumon. Andy intégra son bioprocesseur au système et se mit à manipuler les données qu’il avait recueillies via l’implant de son père. Ce qui avait semblé abstrait, voire informe un instant auparavant, commença à prendre un sens. Il se laissa porter, hochant la tête, fredonnant et murmurant entre ses dents. « Et ici, continua Steve, c’est l’endroit où je me suis heurté à un verrouillage.

— C’est bon. Je vois. D’ac, p’pa. Silence tout le monde, s’il vous plaît. »

II se pencha sur l’écran. Il ne voyait rien qu’une surface rectangulaire luminescente. Il était seul dans la pièce, seul au monde, seul dans l’univers. Anson, Frank et Steve avaient disparu de ses perceptions.

Quelque part en Europe, un gros ordinateur l’accueillait en ligne.

Où se trouvait-il ? En France ? En Allemagne ? Ce n’étaient que des noms. Tous les pays étrangers n’étaient que des noms pour lui. Malgré tous ses voyages à travers ce qui avait été les Etats-Unis d’Amérique, il n’avait pas vu grand-chose du vaste monde.

C’est Prague que je veux. Dans le pays des Tchèques. La Tché-quie ? Rien à foutre du nom exact. Clic, clic, clic. Donnez-moi Prague, Prague, Prague. Prague. La patrie de Borgmann. C’est ça ? Oui. C’est ça. La ville de Prague, en Tchécomachinchose.

Les motifs sur l’écran avaient l’air très familiers. Il s’aperçut qu’il avait déjà suivi cette piste. Il y avait bien longtemps, quand il était gamin : ce tunnel qui s’étrécissait, cet ensemble d’arborescences. Oui. oui. Il y était entré et n’avait même pas vu où il était, à quel point il était proche de la marmite pleine d’or.

Mais bien sûr, à l’époque, il avait perdu son chemin. Allait-il le perdre à nouveau ?

Il commençait à recevoir des données verbales. Des mots en langue étrangère qui flottaient vers lui. Mais quelle langue ? Il n’en avait aucune idée. Son père devait pourtant avoir une raison de croire que cette voie, et pas une autre, permettait d’accéder aux dossiers de Borgmann. Bon, Borgmann était tchèque, non ? Alors, la langue était peut-être du tchèque, si c’était bien ça qu’on parlait chez les Tchèques. Andy sollicita un logiciel de traduction, lui demanda de convertir du tchèque et reçut un message d’erreur. Il enjoignit au traducteur d’identifier cette langue inconnue.

Deutsch.

Deutsch ? Merde alors, c’était quoi, le deutsch ? La langue de la Tchéquie ? Ça n’avait pas l’air de cadrer. Deutsch ou tchèque, il n’en avait rien à cirer, c’était une traduction qu’il lui fallait. Il asticota le traducteur et lui demanda de convertir du deutsch. Jawohl. Il lui convertit du deutsch.

Et du deutsch cochon, en plus. Un dégueulis de mots orduriers à faire rougir même un endurci comme lui se mit à traverser l’écran comme un essaim de missiles. Le tordu qui avait écrit ça des décennies plus tôt lui bavait carrément dessus. Un vrai détraqué. Qui l’accueillait dans ces archives hyperconfidentielles avec un déluge de pornographie railleuse.

Oui. Oui. Oui. Ce devait être la piste de Borgmann. Forcément !

Il descendit un peu plus bas dans ce tunnel arborescent. « Et maintenant, déclara Andy, parlant pour lui seul puisqu’il ne restait plus personne d’autre dans l’univers, il faudrait que je trouve le verrou sur lequel Steve s’est cassé le nez. Ça y est… pas tout à fait… j’y suis. Oui.

Une petite merveille, ce verrou. Il avait l’air tout ce qu’il y a de plus innocent. Il ressemblait à une invitation amicale à aller de l’avant. Ce qu’Andy se mit en devoir de faire, ne sachant que trop bien ce qui allait se passer et marquant soigneusement sa position avant d’accomplir un pas de plus. Un, deux, trois pas. Un de trop, et il se plantait. Il n’aurait rien pu faire pour sauver sa peau. La trappe s’était ouverte en un milliardième de nanoseconde et voilà : pffft ! effacé ! Au revoir, mon pote.

Bon. Si ce verrou avait mis en échec un informaticien du calibre de Steve, et ce à maintes reprises au cours des cinq dernières années, il fallait qu’il soit plutôt spécial. Et il l’était.

Andy recula jusqu’à son marqueur et repartit. Descendre dans le tunnel… voilà… prendre à droite ici, à gauche là. C’est bon. Le verrou apparaissait à nouveau et lui disait avec une débauche de séduction qu’il était sur le bon chemin, le pressait de continuer d’avancer. Mais au lieu d’avancer, Andy se contenta de regarder vers l’avant : il expédia un éclaireur virtuel et scruta le tunnel avec les yeux de la sonde jusqu’à ce qu’il aperçoive le verrou qui l’attendait, la bouche en fleur, au bord de la piste de données, un peu plus loin. Il le laissa happer l’éclaireur et recula immédiatement jusqu’à son point de départ.

Lentement. Lentement. Ce machin n’était pas invincible.

Ses nombreuses expéditions à l’intérieur des hyperordinateurs des Entités dans l’exercice de ses activités de rectifieur lui avaient appris comment affronter un adversaire de cette magnitude. Si un chemin ne vous plaît pas, vous vous en taillez un autre. Ce ne sont pas les méga-octets qui manquent. Il n’y a qu’à se servir. Demandez de l’aide si nécessaire ; connectez-vous à d’autres secteurs du système. Creusez autour de l’obstacle. Borgmann était assurément un petit génie, mais on avait fait pas mal de progrès en interfaçage depuis son époque, et Andy avait l’avantage d’utiliser tout ce qu’on avait appris sur les ordinateurs des Entités dans les vingt-cinq dernières années.