Il attaqua les données Borgmann par la bande. Il se réachemina via des ordinateurs situés à Istanbul, Johannesburg, Djakarta ; il passa aussi par Moscou, Bombay et Londres, avançant à pas feutrés vers la cache de données tchèque sous un maximum d’angles de pénétration. Il se fabriqua une double piste, une triple piste, histoire de laisser croire qu’il était en des tas d’endroits à la fois, si bien que personne ne pouvait remonter jusqu’à lui en aucun point de son périple et venir le surprendre par derrière pour le court-circuiter. Finalement, il se catapulta en douce et à reculons dans le processeur principal de Prague et fonça toutes affaires cessantes vers les archives Borgmann.
Il voyait le verrou, là-haut, étincelant comme la lumière du jour, qui attendait que les prochains pigeons se pointent au tournant du tunnel. Oui, mais l’obstacle était derrière lui à présent.
« Salut la compagnie », dit-il lorsque les dossiers secrets de Karl-Heinrich Borgmann vinrent ruisseler dans ses filets comme autant de petits poissons sympas qui ne demandaient qu’à se faire chatouiller.
Il était stupéfiant, même pour Andy, de constater à quel point les archives de Borgmann pouvaient être dégueulasses.
Couches sur couches de porno entassées sur un kilomètre de hauteur. Des vidéos de femmes de type européen aux aisselles velues et aux cuisses ouvertes qui fixaient l’objectif avec une résignation morose tout en opérant des mouvements curieux, et – pour Andy – fort peu captivants, de nature ouvertement sexuelle.
Il n’était pas particulièrement gêné par le spectacle de la nudité féminine. Mais les regards sinistres de ces créatures, leur colère à peine dissimulée, l’impression incontestable que la caméra était en train de les violer – tout cela le dégoûtait profondément. Il pouvait sans trop de peine imaginer ce qui s’était passé. Borgmann n’était-il pas le Collabo suprême, la voix par laquelle les Entités transmettaient leurs ordres à la planète conquise ? L’empereur de la Terre, pratiquement, la plus haute autorité dans le monde juste en dessous des Entités. Il l’avait été un certain temps, en tout cas, jusqu’à ce que cette femme entre dans son bureau personnel – quelqu’un qui avait sa confiance, apparemment – et lui plante un couteau dans le bide. Avec tous les pouvoirs dont il disposait, il aurait pu obliger n’importe qui à faire tout ce qu’il voulait sous peine de recevoir les pires châtiments. Et ce que Borgmann voulait, de toute évidence, c’était rien de plus intello que d’obliger des femmes à se déshabiller devant lui et à suivre ses ignobles instructions tandis qu’il tournait des vidéos destinées à rejoindre ses archives permanentes.
Il y avait aussi d’autres documents indiquant que Borgmann s’était adonné à des trucs plus salaces qu’obliger des femmes à s’exhiber sous toutes les coutures tandis qu’il bavait derrière sa caméra. Borgmann était aussi un voyeur clandestin, un reluqueur refoulé qui espionnait à distance la gent féminine de Prague.
Approfondissant ses recherches, Andy découvrit de pleins fichiers de documents vidéo qui n’avaient pu être réalisés qu’en introduisant des mouchards optiques dans les appartements. Ces femmes étaient seules, ne se doutaient de rien et vaquaient à leurs occupations : elles se changeaient, se brossaient les dents, étaient dans la baignoire ou sur le siège des toilettes. Ou alors elles faisaient l’amour, avec leur petit ami ou leur mari. Et ce petit Karl-Heinrich mignon tout plein n’en perdait pas une miette au bout de ses fibres optiques ; il enregistrait le tout et le planquait là où on finirait par le retrouver vingt ou trente ans plus tard. Et qui le retrouvait ? Anson (« Andy ») Carmichael Gannett, Senior, bien sur !
Il y avait une quantité incalculable de ces films pornos. Borgmann avait dû mettre la moitié de la ville de Prague à la merci de ses judas électroniques. Nul doute qu’il imputait sur le budget municipal le coût global de l’opération, présentée comme un système de télésurveillance indispensable à la sécurité. Mais il n’avait apparemment surveillé que la chair féminine. Pas la peine d’être puritain pour trouver les archives Borgmann répugnantes. Zappant de fichier en fichier, Andy commençait à avoir le regard vitreux, les tempes douloureuses. Combien de seins nus pouvait-on contempler avant qu’ils ne perdent toute valeur érotique ? Combien d’entrejambes ? Combien de postérieurs ondulants ?
À vomir. Beurk beurk beurk beurk beurk.
Mais il était apparemment impossible d’arriver jusqu’aux données vitales qu’il recherchait sans patauger dans ces montagnes de boue. Peut-être que Borgmann lui-même disposait d’une commande de défilement accéléré qui permettait de survoler les fichiers sans les ouvrir, mais Andy ne voyait pas de manière rapide et commode d’y avoir accès et répugnait à tenter quoi que ce soit qui puisse le détourner de la chaîne de données principale. Il continua donc de s’enfoncer péniblement dans les données selon la méthode habituelle, fichier par fichier, par monts de seins et vaux de fesses, remuant du cul à la tonne, espérant qu’il y aurait tout de même dans ces archives si convoitées autre chose qu’une inconcevable main courante détaillant l’invasion de l’intimité de centaines et de centaines de jeunes filles et de jeunes femmes d’une époque révolue.
Il sortit du porno une éternité plus tard.
Il crut un moment qu’il n’en viendrait jamais à bout. C’est alors que, brusquement, il se retrouva au milieu de fichiers dotés d’un système d’inventaire totalement inédit, d’archives ensevelies à l’intérieur des archives, et comprit, après avoir fouillé quelques minutes, qu’il avait décroché le gros lot.
Il était impressionnant de constater la perfection avec laquelle Borgmann, partant absolument de zéro, s’était infiltré dans le mystérieux système de données des Entités et l’avait appréhendé ; de voir tout ce qu’il avait repéré, accompli, amassé et enfermé ici même, dans un des processeurs principaux du réseau informatique des Entités, masse de données destinées à dormir jusqu’à ce qu’Andy Gannett vienne faire un casse pour les récupérer. Le petit père Borgmann était certes une ordure, mais il devait être également un magicien de l’informatique pour avoir pénétré aussi profondément un système de codes extraterrestre et avoir appris à s’en servir. Au delà du dégoût qu’il éprouvait pour l’homme, Andy ne pouvait s’empêcher d’avoir un certain respect pour le grand maître qu’il avait été.
Il y avait là quantité d’informations qui seraient utiles à la Résistance. Les relevés de toutes les négociations menées par Borgmann lui-même avec l’occupant en Europe centrale. Ses procédures d’interfaçage, celles qui lui avaient permis de communiquer avec les échelons supérieurs du commandement extraterrestre. Ses listes de circuits télématiques pour leur retransmettre des données. Son répertoire des décrets et ordonnances promulgués par les Entités. Et le clou, son glossaire numérique comparant le langage Borgmann et le langage des Entités, tout l’ensemble des équivalences de codes – la clé de l’élucidation intégrale, peut-être, du système de communication secret des Entités.
Andy ne prit pas le temps d’examiner ces documents en détail. Sa mission actuelle se limitait à les rassembler et à les mettre à disposition pour une étude ultérieure. Il en préleva de pleines poignées, cliquant à toute vitesse sur tout ce qui lui semblait plus ou moins pertinent, les recopia fichier par fichier et les injecta dans ses circuits parallèles – Moscou-Bombay via Istanbul, Djakarta-Londres via Johannesburg –, laissant les chaînes de données s’embrouiller, se chevaucher et se corrompre au-delà de toute compréhension humaine ou extraterrestre, tout en les codant pour qu’elles se reconstituent dans quelque mystérieuse zone intermédiaire où il pourrait les retrouver et les rapatrier enfin au ranch, sauvegardées une par une, à la barbe du méchant petit verrou de Borgmann, dans un fichier en libre accès, afin que personne ne soit jamais plus obligé de subir tout ce qu’Andy avait subi cette nuit-là.